Du palais d’un jeune Lapin
Dame Belette un beau matin
S’empara ; c’est une rusée.
Le Maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates un jour
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée.
Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Janot Lapin retourne aux souterrains séjours.
La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
O Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?
Dit l’animal chassé du paternel logis :
O là, Madame la Belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays.
La Dame au nez pointu répondit que la terre
Etait au premier occupant.
C’était un beau sujet de guerre
Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant.
Et quand ce serait un Royaume
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l’octroi
A Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi.
Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le premier occupant est-ce une loi plus sage ?
– Or bien sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.
C’était un chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l’agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant sa majesté fourrée.
Grippeminaud leur dit : Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause.
L’un et l’autre approcha ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu’à portée il vit les contestants,
Grippeminaud le bon apôtre
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois
Les petits souverains se rapportant aux Rois.
La Fontaine, Fables, VII, 16, 1678
***
Le 29 septembre 2018, Monsieur Blanquer tweetait : « Le latin et le grec sont la sève vivante au sein de notre langue. Offrir cet enseignement approfondi à nos élèves est un enjeu de civilisation et de justice sociale. L’implantation de ces options sera large et sera valorisée dans le baccalauréat ».
Quelle joie pour les professeurs de lettres classiques qui enfin se sentaient reconnus au sein de l’Education nationale, défendus, appréciés, même honorés par les propos si vaillants du ministre en personne ! Quel contraste en effet avec les précédents serviteurs de l’Education nationale, à commencer par Madame Vallaud-Belkacem qui, il y a à peine deux ans, voulait simplement leur mort pour les réduire à l’enseignement du français afin d’économiser le recrutement de nouveaux professeurs !
Monsieur Blanquer serait-il donc le saint homme tant attendu, le sauveur des langues anciennes ? Ou plutôt le faux-dévot que peint le fabuliste, celui qui dans l’Education nationale et en France parvient enfin à mettre les plaideurs d’accord, en les croquant l’un et l’autre ?
Revenons sur les faits.
Juillet 2010, Luc Châtel, ministre de l’Education nationale sous la présidence de Nicolas Sarkozy, fit voter une nouvelle mouture du certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré, le CAPES.
L’objectif était de simplifier le concours de recrutement des lettres classiques, en transformant les épreuves de versions en analyses de traduction… Cette mouture, habilement votée au mois de juillet, provoqua la colère du jury du CAPES et la démission immédiate de pas moins de vingt de ses trente-cinq membres. « Il y aura dès le mois de novembre un CAPES de lettres classiques flambant neuf, sans latin ni grec… » ironisent les protestataires dans L’Humanité du 20 juillet [1].
En conséquence, à partir de 2010, aucune garantie que les professeurs de lettres classiques nouvellement recrutés maîtrisent eux-mêmes les langues anciennes dont ils sont pourtant dits spécialistes… Le ministère préparait en fait la réforme 2016 de Madame Belkacem, qui prévoyait tout de même une légère sensibilisation à l’étymologie dans le cadre des cours de français et plus précisément dans les fameux EPI.
Civilisation exit, alphabet grec exit, déclinaisons exit, conjugaisons exit, thèmes et versions exit…
2010 sonnait déjà le début de la fin pour les élèves qui ont l’indécence de s’intéresser à ces disciplines millénaires, et pour les professeurs, qui, diplômés avant 2010 d’un véritable CAPES de lettres classiques, se retrouvent en fait privés de l’enseignement des deux langues qui les distinguaient d’un simple professeur de français… cinq années de littératures, langues et civilisations antiques piétinées par le ministère de l’Education nationale ! Comment s’étonner que tant d’étudiants se détournent de l’enseignement ? Ils fuient avec courage !

Et Monsieur Blanquer ? En 2010, Jean-Michel Blanquer était le directeur général de l’enseignement scolaire. Il appartient en fait au nombre des instigateurs de cette réforme. Pas d’illusion, il n’a jamais été question de revenir dessus !
Que dire alors de sa réforme du lycée, celle qui sera appliquée pour les élèves actuellement en seconde et qui passeront le bac en 2020 ?
Douze combinaisons de spécialités, dont l’une consacrée aux lettres classiques : un rêve ! Fin des filières L, ES et S. En fin de seconde, les élèves choisiront trois spécialités, dont ils ne pourront conserver que deux en terminale. Quatre heures par spécialité en première, six en terminale : douze heures seront donc consacrées à la spécialité du lycéen.
Parmi ces douze spécialités, le lycéen peut choisir littératures, langues et cultures de l’Antiquité, dont le but est de créer des liens entre le monde antique et le monde moderne. Cette spécialité est ouverte à tous, y compris aux latinistes et hellénistes débutants.
Tout cela est bel et bon. Beaucoup de travail de préparation et d’adaptation pour les professeurs, en particulier face à la diversité des niveaux de langue, mais cette spécialité semble être l’opportunité de redonner aux humanités leur place d’honneur dans cette Europe déshumanisée !
Quatre objets d’étude très intéressants, il faut l’avouer, tout à fait en lien avec le monde dans lequel nous vivons :
Dans le cadre de l’enseignement de spécialité, quatre objets d’étude doivent être traités durant l’année : « La cité entre réalités et utopies » ; « Justice des dieux, justice des hommes » ; « Amour, Amours » ;« Méditerranée : conflits, influences et échanges » [2].
Un programme enthousiasmant en somme pour les professeurs de lettres classiques, ravis que le ministère leur donne enfin une place conséquente dans le parcours du lycéen et dans son emploi du temps : 4 à 6 heures consacrées aux langues anciennes sur les plages horaires normales, soient entre 9h et 16h, c’est à peine croyable … alors, soyons raisonnables, n’y croyons pas !
Tel Grippeminaud le bon apôtre, Monsieur Blanquer, plus fin que Madame Belkacem mais poursuivant, ne nous y trompons pas, les mêmes objectifs de rentabilité, prétend haut et fort servir la cause des lettres classiques en permettant cette séduisante spécialité.
Mais la réalité est en fait tout autre. Le ministre s’est seulement engagé à ce qu’au moins un établissement par rectorat propose cette spécialité et a demandé aux recteurs de veiller à l’équilibre et à la bonne répartition des spécialités dans le cadre géographique adapté au territoire. Soit.
Comme toujours en Macronie, Paris, est protégée et s’enquiert bien peu du sort du reste des Français : les élèves parisiens profiteront des plus belles opportunités d’enseignement, et n’auront aucune difficulté ni de disponibilité des professeurs, ni d’horaires, ni de transport.
Mais qu’en est-il de la province ?
Dans un département par exemple, les lycées publics ont tous renoncé : trop de spécialités à établir dans les emplois du temps des élèves et des professeurs ; trop peu d’élèves pré-inscrits à cette heure de l’année dans cette spécialité rare, aux débouchés moins engageants que les spécialités Mathématiques, Histoire-géographie, Géopolitique et sciences politiques ou Numériques et sciences de l’informatique ; un département trop vaste enfin pour assurer le transport des élèves d’un établissement à l’autre afin d’offrir à tous toutes les spécialités possibles.
Seul un établissement catholique sous contrat propose cette spécialité pour tout le département, à la demande pressante du rectorat, qui peinait à répondre aux exigences du ministère. Cet établissement dont la direction est particulièrement favorable à la promotion des langues anciennes relève donc le défi : deux années lui sont accordées par le rectorat pour prouver la pérennité de cette spécialité dans son établissement. Passé ce délai probatoire, la spécialité langues, littératures et cultures de l’Antiquité pourrait être définitivement fermée si les effectifs ne suivent pas.
A cette heure, les professeurs de langues anciennes en charge de cette spécialité ont simplement l’impression de naviguer dans le brouillard : un programme lourd pour des élèves hypothétiques… La passion nourrit certes le professeur, bien plus que son salaire, mais ils sont malgré tout en droit de s’inquiéter : dans le courant du mois de juillet, ils se seront engagés auprès de l’établissement à assurer certains cours de spécialité, lourds dans leur emploi du temps et déterminants dans leur contrat. Mais à cette heure et jusqu’en septembre en vérité, ils n’ont aucune garantie, spécifiquement les enseignants des spécialités rares comme LLCA, de remplir leur classe, donc de pouvoir réellement assurer leur cours, et de protéger leur poste pour la rentrée suivante.
En conséquence, si le rectorat estime que les classes sont trop peu nombreuses – et elles le seront, comme toute classe à visée d’excellence – il paraîtra tout à fait légitime de supprimer la spécialité, trop coûteuse, et de réduire le professeur de langues anciennes à l’enseignement du français.

L’exemple de ce département est celui de bon nombre de départements en France. Quelles conséquences pour les élèves ?
De moins en moins de professeurs capables d’enseigner le latin et le grec, surtout depuis 2010 ; pas d’établissement proposant la spécialité LLCA à moins de 50 Kms de la plupart des lycéens de province : tout semble s’accorder pour décourager les derniers lycéens téméraires qui s’intéressaient encore aux langues anciennes. Sans oublier le fait que les professeurs et leur connaissance des langues anciennes vont peu à peu déserter les campagnes, puis les villes de province, rendant le latin du quotidien encore plus inintelligible aux jeunes Français, ce latin qu’ils peuvent encore lire et entendre dans les dictons, expressions ou abréviations françaises ou parfois traduire sur les stèles funéraires ou les vitraux des églises, sur les ex-voto ou les fresques et sculptures médiévales.
A défaut de « vivre ensemble », Monsieur Blanquer et sa réforme instaurent en réalité l’errance collective. L’histoire de France et toutes ces humanités ne signifieront bientôt plus rien à nos contemporains qui en ont pourtant soif à en crever !
Car sans humanité, c’est comme un chien que l’on vit ou que l’on crève, c’est égal.
Une Voix
Notes :
[1] Sur le blog de Monsieur Lelièvre, la lettre des vingt professeurs démissionnaires adressée au ministre de l’Education nationale : http://blog.educpros.fr/claudelelievre/2010/07/15/capes-de-lettres-classiques-20-demissions/
[2] le programme de la spécialité LLCA : http://cache.media.education.gouv.fr/file/CSP/95/2/1e_Litterature_langues_et_cultures_de_l_Antiquite_1018952.pdf