Depuis le 14 novembre 2018, les Gilets jaunes manifestent chaque samedi dans les rues de Paris et d’ailleurs. Ils réclament une fiscalité équitable et devant l’insignifiance de la représentation nationale, une participation à la vie politique par l’instauration du référendum d’initiative citoyenne (RIC). Des réclamations assez fondées pour que l’opinion leur soit largement favorable et qui ne menacent pas la république. Faute d’autre moyen, elles s’expriment dans la rue. La liberté d’expression figure dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 inscrite dans la constitution. L’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 réitère cette liberté que le Conseil constitutionnel a jugé en 1994 « d’autant plus précieuse que son existence est une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés » dont le droit de manifester pour se faire entendre. Les GJ exercent donc un droit reconnu qui n’a pas à être « autorisé » contrairement à ce que l’on entend, y compris de la part de représentants de l’ordre, mais tout au plus être déclaré en préfecture. Pour autant le défaut de notification ne rend pas une manifestation illégale comme l’a rappelé la Cour européenne des Droits de l’Homme : « Selon les normes internationales, lorsque le régime juridique interne prévoit une procédure de notification, celle-ci devrait avoir pour finalité de permettre aux autorités publiques de faciliter l’exercice du droit à la liberté de réunion. Le défaut de notification aux autorités d’un rassemblement ne le rend pas illégal et ne devrait pas servir de motif à le disperser ». L’éventuelle nécessité d’une restriction à ce droit fondamental doit être démontrée et motivée en termes clairs sous peine d’arbitraire. Rigoureusement parlant le mouvement des Gilets jaunes est légitime et légal. Malgré quoi le pouvoir leur répond par une répression policière et judiciaire d’une brutalité sans précédent. Il s’en justifie par les violences constatées lors des manifestations. Qu’elles se commettent « en marge » est trop évident pour le nier mais sans manif pas de violences. Argument imparable ? Aux termes des textes en vigueur, la présence éventuelle d’individus violents ne justifie en aucun cas l’emploi de la force contre l’ensemble des manifestants. Le recours à la force par les professionnels du maintien de l’ordre ne devrait donc viser que les individus responsables de ces violences et en aucun cas servir de prétexte à la dispersion musclée de la manifestation elle-même. C’est pourtant ainsi que finissent systématiquement les manifs des GJ. Tout étant désormais filmé par des journalistes et des manifestants puis posté sur le Net, les faits sont abondamment documentés. Les visionner suffit à s’en faire une idée.
Tout commence donc, à Paris comme ailleurs, par des gens qui se rassemblent, des gens divers par le milieu social, l’origine, le sexe (beaucoup de femmes), l’âge. On voit des motards, des cyclistes, voire des handicapés en fauteuil roulant, des chiens… En somme, des citoyens ordinaires quoique parfois pittoresques, qui bavardent, rient, crient, chantent. Aucune hystérie notable. Tous ne sont sans doute pas des enfants de chœur mais a priori ils n’ont pas des têtes de repris de justice. Tous répètent inlassablement qu’ils sont pacifiques et en toute bonne foi paraissent l’être. Beaucoup disent descendre dans la rue pour la première fois afin de participer à un mouvement inédit qui déconcerte par son absence délibérée d’organisation et de leaders. Pour l’ambiance le qualificatif « bon enfant » est récurrent. De fait, elle est tout sauf martiale. Les GJ, laissant les trottoirs aux passants, déambulent sur la chaussée, ne cassent rien au passage, contournent les poubelles (qu’ils redressent à l’occasion) ainsi que les véhicules à l’arrêt et ouvrent leurs rangs à ceux qui circulent (on entend même « Attention aux fleurs ! » durant la traversée du Champ de Mars – Acte XV). Frappante entre toutes, l’image de la haie d’honneur qu’ils forment à l’acte III autour de la tombe du Soldat inconnu au milieu des gaz lacrymogènes pendant que les antifas saccagent l’Arc de triomphe. Ils vont sans ordre par groupes, par couples, isolément, qui mains dans les poches, qui pianotant sur un portable, qui brandissant des drapeaux tricolores. On les voit répondre volontiers aux journalistes dès lors qu’ils n’appartiennent pas à la presse à gage et posent pour une photo avec des touristes. Si la Marseillaise chantée à certains moments enjoint « Aux armes citoyens ! » aucun ne brandit de kalachnikov. Au vrai, ils sont d’autant plus désarmés qu’ils ont subi des fouilles répétées qui les ont dépouillés de leurs lunettes de piscine, de la hampe de leur drapeau, voire de leur casse-croûte. Et même de leur matériel médical comme ces quatre secouristes bénévoles venus du Sud-Est. Sans doute les slogans, pancartes, et inscriptions sur les gilets sont sévères pour les gens au pouvoir mais enfin ils sont là pour contester leur politique. En somme rien qui ressemble de près ou de loin à des sections d’assaut. Que se passe-t-il pour que depuis le 17 novembre toutes les manifestations tournent à la guérilla ?

Une manif de Gilets Jaunes comme les autres mais tenue à Genève pour remettre aux Nations Unies un dossier sur les violences qu’ils subissent, en réponse aux inquiétudes du Parlement.
Si manifester est un droit, son exercice sur la voie publique requiert de l’organiser. Le Code de déontologie policière dispose que la mission des « forces de l’ordre » est, pour la sécurité de tous, d’encadrer la foule, d’en favoriser l’écoulement et de désamorcer d’éventuelles tensions selon une doctrine de la « désescalade » de règle en Europe. Visiblement lorsqu’il s’agit des GJ, le dispositif policier « n’encadre » pas mais fait littéralement front. D’où, samedi après samedi, des affrontements qui ont déjà fait un mort et de nombreux blessés. Selon le professeur Vincent Denis, historien des questions de maintien de l’ordre, la France a longtemps été exemplaire, en la matière mais il s’interroge aujourd’hui : Manifestations : la police est-elle de plus en plus violente ? [1] Affirmatif répond David Dufresne, journaliste spécialiste du même sujet qui s’attache à dénombrer les victimes, les chiffres officiels étant, là comme ailleurs, douteux. Le 17 décembre, Amnesty international publiait une enquête qui eut peu d’écho, selon laquelle la police avait fait à cette date (soit en 4 samedis), 1407 blessés dont 47 graves (énucléations, traumatismes crâniens, visages fracassés, pieds en miettes, mains arrachées). Huit samedis plus tard, ils sont plus de 2000 dont 159 blessures à la tête et 4 mains arrachées. Avec les séquelles qui vont avec. Longtemps M. Castaner a nié, puis argué que la police devait se défendre d’une foule agressive. Et les médias à gage, complices du narratif officiel, passaient en boucle l’image d’une poubelle en feu dans le crépuscule. Comme on sait, les faits sont têtus. Après avoir tant vanté la valeur de ses fonctionnaires, M. Castaner a consenti à dire que « dans toutes les professions on peut faire des bêtises » [2]. Camus disait que « mal nommer les choses c’est accroître le malheur du monde ». Ce fut pourtant le parti-pris dés le début distillé par des « petites phrases ». Le mouvement des GJ n’était pas social mais insurrectionnel. Et une insurrection ça se mate.
A partir de ce narratif on peut déployer les grands moyens. Les forces de l’ordre sont en mode « robocop ». Rien n’y manque : casque, visière, bouclier, épaulières, jambières, gilet pare-balle. En sus de la matraque et du revolver de service, elles disposent d’armes assez dangereuses pour que l’emploi en soit règlementé. Enfin, en principe, car il y a visiblement dérogation quand elles sont utilisées larga manu contre les GJ. Voire des passants ou des journalistes. Ces armes conçues « seulement » pour mutiler, sont dites non létales mais les auteurs militaires préfèrent parler de létalité réduite. Nuance.
Dans cette gamme on trouve :
1) le LDB 40, flash-ball amélioré. Arme de catégorie 1. Elle développe une puissance de 160 joules et, à moins de 10 m peut tuer. En principe, son porteur doit avoir une habilitation renouvelable et tirer un genou à terre (un seul exemple observé). En 2009 la Direction centrale de la sécurité publique a rappelé l’interdiction formelle de viser la tête. Là encore le principe ne vaut pas pour les GJ : 159 cas recensés dont Fiorina, 20 ans, immobile (les caméras de surveillance confirment), éborgnée (Paris) ; Lola, 17 ans, filme juchée sur un banc, mâchoire fracassée (Bayonne) ; idem un journaliste en train de filmer : « énorme trou » dans la pommette » dit la secouriste (Paris) etc. Des exemples parmi d’autres qui rendent peu probable la thèse de l’accident et difficile à invoquer la légitime défense à laquelle l’usage de cette arme est en principe réservé : quand on voit un secouriste à l’œuvre atteint au bras ou encore ce GJ seul et immobile, à bonne distance de rangs de CRS tout aussi statiques, s’effondrant touché par un projectile [3]. Dans la seule journée du 8 décembre, 776 cartouches ont été tirées. Un rapport du Défenseur des droits, Jacques Toubon (La déontologie du maintien de l’ordre décembre 2017) préconisait l’abandon de cette arme interdite jusqu’en Russie. M. Castaner vient d’en commander 1280 à son fabricant suisse. A 6 coups. Quant aux munitions, elles sont fournies non par le fabricant mais par Alsetex, une entreprise de la Sarthe spécialisée dans « la pyrotechnique civile et militaire ».
2) trois sortes de grenades. Souvent dites globalement « lacrymos », elles font plus que faire pleurer.
- la grenade assourdissante M84. Envoyée en l’air, elle produit 160 décibels. A 5 m, elle endommage les tympans. Un GJ a complètement perdu l’ouïe.
- la grenade de désencerclement. A ne pas lancer à moins de 30 m et impérativement au ras du sol. En explosant, elle libère de façon circulaire et incontrôlée 6 balles de caoutchouc dur, capables de déchiqueter un pied ainsi que des fragments de métal et de plastique qui criblent les membres inférieurs. Normalement elle ne doit servir qu’à se dégager de « groupes violents et armés ». Or on constate qu’elles sont surtout utilisées quand la police encercle des manifestants. Cherchez l’erreur.
- la grenade GLI-F4 ou grenade lacrymogène. La France est le seul pays européen à l’utiliser. Outre le gaz dont la nature n’est pas divulguée, elle contient 25 g de TNT ( une mine antipersonnel en contient 30). Comme la précédente, son explosion libère des éclats de métal et de plastique. Elle a coûté la main à plusieurs GJ qui ont eu l’imprudence de vouloir la renvoyer mais elle en a mutilé deux GJ qui n’avaient rien tenté de tel (24 novembre et 9 janvier). A Marseille, elle a tué une vieille dame qui fermait ses volets… au quatrième étage. Pour les 3 premiers « actes », 15000 de ces grenades ont été lancées. Sans états d’âme « Tu lui envoies une grenade dans la gueule ! » (un gradé – Bourg-en-Bresse) ; « A voté ! » (un plaisantin en uniforme voyant sa victime tomber – Paris Champs-Elysées) ; « J’en ai eu un ! Ouais j’en ai eu un !» (une policière ravie – Toulouse).
3) le fusil d’assaut HK G 36. A balle létale celui-là. Mentionné d’abord pour un exemplaire volé dans une voiture de police (acte IV – Paris), des témoins disent en avoir vu plusieurs portés lors de manifs ultérieures.
Outre cet armement individuel, on peut voir à l’œuvre des canons à eau et, sporadiquement, des blindés de la gendarmerie qui, selon une rumeur peuvent diffuser un gaz incapacitant, le CS (chlorobenzylidène malonitrile). Il est utilisé lors d’exercices militaires simulant une attaque chimique (port du masque obligatoire car il provoque des hémorragies internes, des oedèmes pulmonaires, des détresses respiratoires graves, des vomissements incoercibles). Si la pluie ne s’en charge pas, il faut décontaminer le terrain après usage.
Faut-il croire le ministère de l’Intérieur lorsqu’il annonce 1000 blessés parmi ses troupes ? Quelques cas sont documentés dont un gendarme frappé à coups de poing par un boxeur et un autre qui a perdu la main en manipulant sa grenade. Quoiqu’il en soit, sans aller comme G. Gantzer (ancien conseiller en communication de Hollande et professeur à Sciences Po) jusqu’à attribuer aux GJ un « QI d’huitre » [4], si, en toute hypothèse, les GJ sont assez méchants pour s’attaquer à une police quasiment sur le pied de guerre, une guerre très asymétrique car les GJ n’ont aucune protection et ne disposent que d’armes par destination trouvées sur place, ils sont alors vraiment bêtes. Reste qu’un QI moyen suffit pour s’interroger sur ceux que le pouvoir envoie ainsi outillés s’occuper des manifestants. Après le matériel, les ressources humaines.
(à suivre Macron et les Gilets jaunes : les porte-flingues)
A. de P.
[1] Le Point 17/12/2018
[2] interview 6/02/2019
[3] France 2 Envoyé spécial 13 /12/2018
[4] CNEWS 18/02/2019