En ce temps-là, Jésus dit aux foules cette parabole : « Le royaume des Cieux est comparable à un homme qui avait semé de la bonne semence dans son champ.
Or, pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint et sema à son tour de l’ivraie, au beau milieu du froment, et il s’en alla.
Quand l’herbe eut poussé et donné son fruit, alors apparut aussi l’ivraie.
Et les serviteurs du maître de maison vinrent lui dire : Maître, n’avez-vous pas semé de bonne semence dans votre champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ?
Il leur dit : C’est un ennemi qui a fait cela. Les serviteurs lui disent : Voulez-vous que nous allions la ramasser ?
Non, dit-il, de peur qu’en ramassant l’ivraie vous n’arrachiez aussi le froment.
Laissez croître ensemble l’un et l’autre jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson je dirai aux moissonneurs : Ramassez d’abord l’ivraie, et liez-la en bottes pour la brûler ; quant au froment, amassez-le dans mon grenier. « (Matthieu, XIII, 24-30)
Aujourd’hui, plus qu’à toute autre époque, peut-être du fait de l’accélération de l’information, grande est pour nous, ce que nous appellerons la Tentation du paradis terrestre ; certes, peut-être pas à la manière du monde dans sa course morbide à la jouissance et la possession. Cependant, la multiplicité des scandales, la révélation de plus en plus précise et rapide du grand mystère d’iniquité que nous annonçait saint Paul peut éveiller en nous deux attitudes : le découragement face au mal croissant (à ne pas confondre avec l’impuissance, nous y reviendrons) et une certaine révolte, une colère qui nous pousse à nous engager corps et âme dans diverses luttes pour éradiquer le mal [1].
Ainsi, Jésus avant sa Passion a-t-Il prévenu ses disciples de ce qui arriverait, tout en leur offrant le moyen le plus efficace de surmonter ces épreuves, de traverser victorieusement ce monde, cette vallée de larmes : « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ». Et les apôtres de répondre « cette parole est dure. Qui peut l’entendre ? » (Jean, VI, 60). Tel est notre découragement face à la révélation du mal mais aussi face à cette révélation plus grande encore que « la figure de ce monde passe » (1Co, VII, 31) et que le Christ, notre Pâque, est vraiment ressuscité.
Pour tenter d’échapper de quelque manière à la condition humaine, à la dépendance au Créateur en tant que créature et au règne du péché dans un monde déchu, chacun cède à sa propre convoitise.
Les uns s’enfonceront davantage dans le péché afin d’étouffer la voix de la conscience, ce petit juge implacable que l’on porte tous au fond du coeur. L’antique Panem et circenses pourrait se traduire aujourd’hui « drogue, sexe et rock and roll » mais il s’agit toujours de s’étourdir en rejetant toute morale, rechercher frénétiquement le bien-être du corps et toute forme de pratique pseudo spirituelle de méditation, de développement personnel. Au nom de ce sacro-saint épanouissement se commettront dès lors paisiblement les péchés voire les bestialités par lesquels l’homme manifeste toujours davantage son rejet de la Loi divine, quitte à « librement » s’autodétruire.
Pour les autres, la tentation sera autrement plus subtile. Sous couvert de bien, de vertu, la manière de combattre sonnera plus ou moins juste. En d’autres termes, cela reviendra à la tentation d’éradiquer le mal « par l’épée » qu’a connu saint Pierre afin de s’installer ici bas dans un monde parfait sur le Thabor « français et catholique toujours ». Ainsi la parabole du bon grain et de l’ivraie que nous livre Jésus. Quel est donc son enseignement ? Quelle est la parole forte et déroutante pour nous ?
« Laissez les croître ensemble ». À ces mots qui n’est pas tenté de demander pourquoi ? De se révolter en quelque sorte ? Comment accepter cela?
Voilà dans l’un et l’autre cas ce qu’on peut appeler un péché contre la « pauvreté métaphysique » [2].
Mais qu’est ce que la « pauvreté métaphysique » sinon simplement se reconnaître comme une créature, c’est accepter le fait de n’être rien, un petit rien suspendu à Dieu pour exister, vivre, aimer, bien agir ? C’est accepter d’être un pauvre misérable, un indigent qui a besoin d’un autre, du Tout Autre pour être, comme l’air, l’eau, le feu, la terre et tout ce qui vit au Ciel et sous le ciel, sur terre et sous la mer et qui ne tirent leur existence d’eux-mêmes.
Le péché contre cette pauvreté métaphysique, c’est refuser de goûter, de savourer cette dépendance totale au Créateur, non pas une dépendance mercenaire, mais une dépendance amoureuse.
En quoi est-ce un péché ? Mais c’est qu’il s’agit d’une sagesse obligatoire. Le péché est le fait même de chercher à échapper à cette sagesse obligatoire, d’échapper à la voix de sa conscience.
Alors pour les uns ce péché est flagrant car il est teinté de fureur et ils refusent que cette fureur s’apaise (c’est la fureur de Caïn contre Abel). Ils savent que ça va mal mais ils persistent, ils se fichent de tout (ce sont en réalité les victimes du surréalisme, du freudisme et de l’utopie de mai 68). Cela se retrouve également dans l’obstination dans l’erreur et l’hérésie des modernistes et des progressistes.
Pour les autres… il se cache sous les meilleures intentions. Quelle est la solution ? Comme nous le disions plus haut, l’autre tentation est le découragement, c’est de baisser les bras et ce découragement est aussi une forme d’orgueil, ce n’est pas là une bonne attitude.
Pour échapper à cette tentation du paradis terrestre et à celle du découragement, il n’y a qu’une solution : il faut se plonger corps et âme dans la fureur adorante d’être pauvre métaphysiquement, accepter son impuissance. C’est la spiritualité de la Sainte Vierge et de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. C’est se plonger dans la supplication de saint Dominique : « Que vont devenir les pécheurs ? » C’est se voir soi-même, se reconnaître soi-même, à la lumière de Dieu, pécheur parmi les pécheurs et « choisir la meilleure part », celle qui ne nous sera jamais ôtée.
Marie-Madeleine
[1] Cf. Vocations : l’engagement qui désengage
[2] Expression du Père M.-D. Molinié o.p.