La revue Eléments, ayant récemment commémoré, par le canal complaisant de TV Libertés, l’année 1977 avec Alain de Benoist qui publia cette même année Vu de Droite, notre blog met ci-dessous à disposition un extrait de la revue Vu de Haut, dont le premier numéro se voulait une réponse d’universitaires catholiques aux élucubrations de la Nouvelle Droite. Cet article remontant à bientôt quarante ans manifeste à quel point les idées de la mouvance néo-païenne sont non seulement surannées mais surtout insidieusement hétérodoxes. Démasquées impitoyablement par nos aînés, elles ne peuvent séduire que de jeunes générations, souvent bien intentionnées, mais peu familières de l’authentique tradition catholique. Ce blog souhaitant contribuer au partage de cet héritage inépuisable, nos chroniques, notamment celles relatives à Louis Rougier ou aux rituels « pagano-maçonniques », doivent être vues comme l’humble écho de la voix de nos maîtres et le signe de notre reconnaissance à leur égard. Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? (1Cor, IV, 7)
L’abbé
Valeur critique du procès actuel contre le christianisme
(Vu de Haut, n° 1, Editions Fideliter, 1981, p. 41-59)
L’accusation d’intolérance portée contre l’Eglise catholique n’est pas nouvelle, mais depuis quelque temps cette imputation revêt les formes les plus inattendues. Ainsi dans le domaine de la musique il y aurait des « œuvres écologiques » dont les auteurs les plus représentatifs seraient par exemple Jean-Sébastien Bach, Rameau… Fort heureusement cette veine par trop facile est actuellement renouvelée par une école véritablement scientifique. Il faut ranger parmi les tenants de ce courant le compositeur informaticien Pierre Barbaud, musicien salarié du ministère de l’Industrie ; le mardi 22 avril 1980, la chaîne de radio « France culture » lui consacrait dans la soirée une émission. Pour illustrer cette régénération de la musique était diffusée une pièce intitulée Hipathia, du nom d’une mathématicienne de grande beauté, massacrée en 415, par la populace à l’instigation de Cyrille, patriarche d’Alexandrie ; Pierre Barbaud prenait même la peine de préciser qu’Hipathie était la première victime de l’intolérance judéo-chrétienne. Cette formule appartient au langage clef des nouveaux contempteurs du Christianisme, terminologie à laquelle sont progressivement habitués les lecteurs du Figaro Magazine. François Fontaine, directeur du bureau d’information, pouvait ainsi débuter un article intitulé Le complot contre Rome : Il faudra bien en convenir un jour : le complot contre l’Empire romain est une donnée permanente de la civilisation judéo-chrétienne. Tout se passe comme si, depuis deux mille ans, nous ne pouvons nous définir que par rapport à une société mère grossièrement déformée, une image chargée de tous nos phantasmes de grandeur et d’horreur. Ce courant part d’Isaie, se gonfle de l’Apocalypse, se déverse dans l’imagination collective de l’Occident, fait délirer les princes, les dramaturges, les peintres [1].
Des développements comparables se retrouvent dans un entretien avec Robert de Herte de peu postérieur au dimanche 29 août 1976 ; ce jour, en célébrant solennellement la messe à Lille, Mgr Lefebvre avait fait connaître au grand public ses positions. Robert de Herte, qui serait Alain de Benoist, père de l’auteur de Vu de droite, à la question : Peut-on dire que le Christianisme porte la responsabilité directe de la chute de l’Empire romain ? répondait : C’est l’opinion de plusieurs auteurs, à commencer par Gibbon. Mais il n’est pas nécessaire d’aller jusque-là. Ce qui est certain, c’est que le Christianisme a aggravé (et exploité à son profit) une crise qui, très probablement, avait des causes multiples. Du point de vue chrétien, une telle attitude était d’ailleurs logique : on ne pouvait à la fois lutter contre le paganisme et participer à une activité civique étroitement associée à ce dernier. Le fait que les chrétiens, dans leur ensemble, se soient opposés de toutes leurs forces à la société romaine n’est d’ailleurs contesté par aucun auteur sérieux,…
Une première constatation s’impose : c’est qu’il y a des historiens sérieux pour récuser cette analyse sommaire. Cela n’a pas empêché ces accusations, publiées pour la première fois dans Eléments pour la civilisation européenne — journal bimestriel publié par le Groupement de Recherches et d’Etudes pour la Civilisation Européenne (G.R.E.C.E.) — [2], d’être reprises dans Dix ans de combat culturel pour une renaissance [3], ouvrage publié au premier trimestre de 1977 pour mettre à la disposition du public un nouveau document qui fasse le bilan de bientôt dix années de travail et d’action, et qui redéfinisse clairement le G.R.E.C.E. par rapport à l’objectif primordial qui est le sien : une renaissance européenne [4]. Plus récemment, dans Europe païenne, travail collectif prétendant fournir l’état de la question sur les Grecs, Romains, Celtes, Scandinaves, Germains, Slaves…, Alain de Benoist vient d’écrire : Au milieu de la grande renaissance artistique et littéraire des deux premiers siècles, les chrétiens allaient donc, étrangers cultivant leur étrangeté, indifférents ou, plus souvent, hostiles. Fidèles à l’esthétique biblique, qui refuse la représentation des formes, ils refusaient le culte des images (…). Ils se voulaient les iconoclastes, les hommes du temple vide… Une chose est certaine en tout cas, c’est que l’avènement du christianisme provoqua ce que Jules Bidez a appelé les « vêpres siciliennes de la culture antique » : une destruction massive de livres, de manuscrits, d’oeuvres d’art, de statues et de monuments [5].
Ces reproches virulents n’émanent pas uniquement des milieux de Nouvelle Ecole. M. Michel Poniatowski, dans L’avenir n’est écrit nulle part, propose une analyse comparable. Ce livre de quatre cent trente pages ne compte que de rares lignes sur le Christianisme : Après Rome vient la décadence et la nuit de l’Esprit. Tout s’agite et rien ne bouge. La technologie subsiste mais la science ne progresse pas.
Cet assoupissement de la recherche, du progrès, de l’évolution, semble avoir une triple origine :
- Le mépris pour le travail…
- Le christianisme, bientôt imité par l’islamisme (sic), établit un système immuable de vérités révélées et de mystères. Sa philosophie intangible, s’appliquant à un monde statique, ne reconnaît pas les innovations scientifiques qui remettent en cause la vision de l’univers qu’elle a définie. Suit l’obligatoire référence à Galilée [6].
Ces attaques loin d’être nouvelles sont passablement éculées, pourtant chaque génération compte des auteurs pour les relancer et d’autres pour les réduire à néant. Elles prennent toutefois une certaine acuité en cette fin du XXe siècle, car de plus en plus s’impose en Occident la crainte de voir s’effondrer notre civilisation comme cela se passa pour l’Empire romain. Naturellement certains scrutent les circonstances de la disparition du monde antique. Arriver à prouver que le Christianisme ou plutôt la pensée judéo-chrétienne, suivant la terminologie clef, en est responsable imposerait la nécessité de le rejeter et de se tourner vers d’autres religions, voire d’autres pensées.
Notre objectif sera double : préciser d’une part les sources immédiates de l’antichristianisme de G.R.E.C.E. et en dégager d’autre part la signification actuelle.
I
La réédition par les Editions Copernic du livre de Louis Rougier Celse ou le conflit de la civilisation antique et du christianisme primitif oriente immédiatement la recherche en même temps qu’elle la limite. Ces mêmes Editions Copernic ont publié Vu de droite d’Alain de Benoist. Par ailleurs les textes d’Alain de Benoist ou de Robert de Herte consacrés au christianisme s’inspirent étroitement des conceptions du Celse de Louis Rougier. Quant à ce dernier il suit les travaux du G.R.E.C.E. ; en témoignent deux photos publiés dans Dix ans de combat pour une renaissance : la première, sous-titrée le VIe séminaire national du G.R.E.C.E., à Jouy-en-Josas le 30 mai 1971, le représente avec Raymond Bourgine, Alain de Benoist et Jean-Claude Valla ; la seconde présente comme légende : le 26 février 1976, à l’Hôtel Scribe, à Paris. Le professeur Louis Rougier accompagné de son épouse intervient dans les débats. Thème de cette journée d’étude : l’Eglise et l’Occident.
Il convient donc de présenter Louis Rougier puis son ouvrage consacré à Celse.
C’est un universitaire, mais également un homme qui a touché à la grande politique. C’est même ce dernier aspect de son activité qui lui a généralement valu d’être le mieux connu. Titulaire de la chaire de philosophie au lycée Chateaubriand à Rome en 1921, il fut ensuite professeur aux Universités de Besançon, du Caire et enfin de Caen. Logicien, spécialiste de la philosophie des sciences, il a été profondément marqué par un courant de pensée appelé tour à tour Cercle ou Ecole de Vienne. Les couvertures de ses livres publiés aux Editions Copernic le présentent comme le plus grand Représentant français de l’école de l’« empirisme logique ».
Cet aspect de ses recherches est attesté par la publication de divers ouvrages [7]. Il faut également mentionner la parution en 1925 de La Scolastique et le Thomisme [8] ; cette étude a depuis fait l’objet d’une rédaction très brève, une sorte de résumé publié en 1966 aux Editions Jean-Jacques Pauvert dans la collection Libertés dirigée par Jean-François Revel (n° 39) sous un titre révélateur : Histoire d’une faillite philosophique, la Scolastique. Une présentation systématique de ce travail excède le cadre de cette recherche ; retenons toutefois de l’avertissement figurant en tête du résumé et signé J.-F. Revel que la parution en 1925 de La Scolastique et le Thomisme fit l’objet de sévères critiques venant de l’école du néo-thomisme représentée par Jacques Maritain et Etienne Gilson et de comptes rendus très élogieux par les héritiers de la pensée renanienne et les maîtres de l’exégèse chrétienne qu’étaient Alfred Loisy (sic), alors professeur au collège de France, et Charles Guignebert, alors professeur à la Sorbonne.
Ce que Louis Rougier dit de ses activités à partir de 1932 dans « Mission secrète à Londres. Les Accords Pétain-Churchill » est plus révélateur encore. Il écrit : En 1932, le gouvernement français m’avait confié une mission en U.R.S.S., intéressant plusieurs ministères. En 1934, la Rockfeller Foundation m’avait donné une bourse pour enquêter sur les Etats totalitaires de l’Europe centrale. Par l’organisation et la présidence des colloques Walter Lippmann, Paul Van Zeeland, Sir William Beveridge à l’Institut international de Coopération intellectuelle à Paris, en 1938, 1939 et 1940 ; par l’organisation du Centre d’études pour la rénovation du libéralisme, dont la section française tenait ses séances au Musée pédagogique, j’étais entré en rapport avec quelques-uns des plus éminents économistes du continent, en particulier avec Lionel Robbins, professeur à la London School for Economies. J’avais de même fait connaissance de Paul Baudouin, directeur de la Banque d’Indochine [9]. Illustrent ces activités les publications suivantes : en 1934 aux Editions Equilibres, à Bruxelles, La mystique soviétique, en 1935 chez Sirey, Les mystiques politiques et leurs incidences internationales, en 1938, à la Librairie de Médicis, Les mystiques économiques et, en 1939, chez le même éditeur, Le colloque Walter Lippmann. Cet intérêt pour ce que l’on a appelé les doctrines du néo-libéralisme se passe de commentaire.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale la réflexion de Louis Rougier est restée fidèle à ces deux grands axes de recherche : philosophie des sciences et christianisme primitif. A ce propos signalons qu’il est membre du comité directeur de la Société des études renaniennes. De même il s’intéresse aux travaux du Cercle Ernest Renan. L’objet de cette dernière association, liée d’assez près à l’Union rationaliste [10] est précisé dans l’article 2 de ses statuts : Le « Cercle Ernest Renan » a pour but d’aider ses membres par ses réunions, ses publications, sa bibliothèque à étudier dans un esprit d’entière liberté les croyances, pratiques, institutions et manifestations diverses du christianisme et accessoirement celles des autres religions dans la mesure où elles peuvent aider à les comprendre.
Il s’interdit toute discussion ou activité politique. Louis Rougier participe aux travaux de ce cercle qui publie un bulletin bimestriel et des cahiers ; certains titres valent d’être cités : L’historicité de l’annonce faite à Marie, 158e bulletin ; Les origines du Catharisme, 56e cahier, 4e trimestre 1967 ; L’incompatibilité du Christianisme avec la vie païenne, 57e cahier, 1er trimestre 1968 ; L’historicité de Jésus, 67e cahier, 3e trimestre 1970. Cette phraséologie évoque immédiatement celle qui est chère aux libres penseurs.
L’activité politique de Louis Rougier est tout aussi intéressante. Après l’attaque des unités françaises basées à Mers-El-Kébir par une flotte anglaise les 3 et 5 juillet 1940, inquiet d’un danger de guerre entre la France et la Grande-Bretagne, il décida de négocier une atténuation du blocus économique imposé à la première par cette dernière. Pour cela il se rendit à Londres où, au moment de l’entrevue de Montoire entre le Maréchal Pétain et le chancelier du Reich, il négocia un protocole qui devait servir de base au gentlemen’s agreement entre le gouvernement de Vichy et celui de Londres. Les conséquences furent que Vichy s’engageait à ne pas signer de paix séparée et Londres à ne point chercher à s’emparer de territoires français et se déclarait prêt à entamer des discussions politiques.
Dans le courant du mois d’août 1940, Louis Rougier avait appris que la Fondation Rockefeller tenait à sa disposition un contrat de deux ans comme professeur assistant à la New School for Social Research de New York. Il quittait Genève le 21 novembre pour aller s’embarquer à Lisbonne via l’Afrique du Nord. Alors qu’il comptait rester peu de temps aux Etats-Unis, il y passa plusieurs années. Là il restait en rapport suivi avec les autorités britanniques tout en prenant ses distances vis-à-vis des milieux gaullistes installés aux Etats-Unis. Louis Rougier appartient donc à cette fraction de Français qui, tout en œuvrant contre l’Allemagne hitlérienne, furent toujours indépendants de l’organisation gaulliste. Cette attitude apparaît avec netteté dans les jugements sévères qu’il porte sur les procédés gaullistes à l’égard de ceux qui s’étaient ralliés au gouvernement de Vichy, spécialement au moment des procès politiques de la Libération. Il a donné de la France qu’il voulait servir, sa conception dans un livre intitulé La France en marbre blanc [11]. Il s’agit de la mise au net des conférences qu’il avait prononcées aux Etats-Unis sur l’invitation des Alliances Françaises ; s’y retrouvent nombre de ses idées, encore que son jugement sur l’apport chrétien y soit beaucoup plus nuancé que celui qu’il avait adopté dans son Celse. Mais, étant donné l’influence de ce dernier ouvrage, force est de lui réserver la priorité.
Pour mesurer et comprendre le crédit accordé à ce livre il importe d’une part de présenter l’œuvre [12] et d’autre part de cerner le but que s’était fixé Louis Rougier.
Il propose une édition française d’un texte grec qu’il fait précéder d’une importante introduction et d’un abondant commentaire. Très rares sont les renseignements qui subsistent sur Celse auteur du Λὀɣος Άληθῆς ordinairement traduit en Discours vrai ou Parole de vérité ; il n’est même pas possible de préciser s’il écrivait à Rome ou Alexandrie, voire dans une autre ville de l’Empire. Soixante-dix ans après, en 248, Origène, alors installé à Césarée de Philippe, en proposait une réfutation détaillée. Cela situe donc vers les années 180 la publication par Celse de son ouvrage, la première enquête approfondie à laquelle ait été soumis le christianisme du côté païen. Le texte de Celse a disparu et n’est plus connu que par la critique commentée qu’Origène en donna. Celui-ci avait d’abord commencé par relever les principaux points du réquisitoire de Celse et sommairement les réponses qu’on y pourrait opposer ; par la suite il entreprit de discuter pas à pas les accusations de Celse pour les réfuter. Le travail d’Origène manquant d’unité, il en découle qu’il ne fournit pas un état suivi de l’œuvre de Celse.
Dans l’introduction à son édition du texte de Celse, Louis Rougier se range à l’opinion de ceux qui, avant lui, avaient restitué le texte grec et tenaient qu’il en subsistait environ les sept dixièmes. En fait, cette opinion n’est pas aussi assurée pour des commentateurs plus récents. Toujours est-il que Louis Rougier présente ainsi l’économie de l’ouvrage :
Préface.
Livre I. — Critique du Christianisme du point de vue du Judaïsme.
Livre II. — Critique de l’Apologétique des Juifs et des Chrétiens.
Livre III. — Critique des Livres Saints.
Livre IV. — Le conflit du Christianisme et de l’Empire ; tentative de conciliation.
Conformément à ce plan général, et pour permettre de retrouver plus aisément l’enchaînement des idées, fréquemment bouleversé par Origène, nous avons résumé le Discours vrai dans le sommaire suivant, en introduisant des subdivisions et des paragraphes qui ne correspondent pas au numérotage de ceux adoptés par Origène, mais qui facilitent la lecture de l’ouvrage et le repérage de ses différentes parties. Dans la traduction, les passages entre crochets sont des passages reconstitués d’après des indications d’Origène ou suggérés pour rétablir la suite des idées. Partout le texte d’Origène a été mis au style direct [13].
En d’autres termes, le texte que propose Louis Rougier ne saurait être qualifié de traduction ; il s’agit d’une restitution. Pour qui voudrait confronter la version Rougier au texte grec, il n’existe même pas de table de concordance entre les subdivisions introduites par L. Rougier et celles communément adoptées pour le texte d’Origène, réparti en livres et en chapitres. Ce travail, le premier de la collection « Les maîtres de la pensée antichrétienne », dont Louis Rougier était le directeur, édité en 1926 et dédié à l’historien belge Franz Cumont, fut salué par une certaine critique. Charles Guignebert dans son bulletin d’histoire des religions de la Revue historique a loué la traduction de L. Rougier et recommandé sa lecture à ceux qui étaient désireux de s’informer de l’attitude païenne face au christianisme [14]. Ce compte rendu ne doit pas faire illusion, il ne prouve rien, car Charles Guignebert n’avait pas la foi. Il appartenait à ce courant de pensée qui s’est attaché à distinguer de Jésus, un homme assez remarquable, la doctrine qui se serait développée sous le nom de Christianisme après sa mort. Son Jésus, publié en 1933 dans la collection L’évolution de l’humanité, montre bien ce qu’il en est. N’écrivait-il pas en conclusion : Les choses dernières qu’attendait Jésus ne sont pas venues ; le Royaume qu’il annonçait ne s’est pas manifesté et le prophète est mort en croix, au lieu de contempler sur la colline de Sion le Grand Miracle espéré. Il s’est donc trompé. La vraisemblance et la logique voulaient que son nom et son œuvre tombassent dans l’oubli, comme ceux de tant d’autres qui en Israël, ont cru être quelqu’un (sic) [15]. Pour Guignebert ce furent ses disciples qui organisèrent sa légende : opération complexe, où se sont combinées des précisions réclamées par l’apologétique, des déductions de logique dans la ligne de la foi majorante, des perfectionnements issus de raisonnements déjà théologiques. Le tout sorti à des stades différents de milieux divers, qui ont laissé respectivement leurs marques sur les détails qu’ils ont fournis. Rien dans ce travail n’a de quoi surprendre un historien des religions : ni la constitution de la foi en la Résurrection, ni sa mise en légende ne s’écartent des catégories connues de lui. L’originalité principale de l’ensemble tient au mode particulier de sa construction qui s’est opérée à rebours, en partant du phénomène subjectif des apparitions [16]. En réalité, l’analyse du Christianisme chez Guignebert étant voisine de celle de Rougier, il était normal que le premier louât le second. Seuls peuvent se laisser surprendre ceux qui s’attachent uniquement aux titres universitaires sans vérifier le contenu des travaux.
S’agirait-il malgré tout d’un texte de référence ? Pierre de Labriolle, dans son importante étude, La réaction païenne. Etude sur la polémique antichrétienne du Ier au IIe siècle, publiée neuf ans après, consacre tout un chapitre à la Parole de vérité de Celse et à sa réfutation par Origène [17] ; or, pas plus dans sa bibliographie que dans ses notes, il ne cite le travail de L. Rougier. Pourtant le livre de Labriolle fit date et était d’une information très sûre au point de vue bibliographique. Serait-il permis de trouver une allusion à la démarche de L. Rougier dans le passage où Labriolle écrit : Dégager le texte de Celse de la réfutation qui l’encadre, en ressaisir la contexture et la suite, voilà à quoi les érudits se sont employés. Nous profiterons de leur labeur, sans permettre que, dans un si passionnant débat, la personnalité d’Origène soit reléguée à l’arrière-plan [18] ? Il semble difficilement croyable que L. Rougier soit visé ici, car toutes les références de Labriolle procèdent des éditions d’érudits allemands. Personnellement, nous ne pouvons cacher l’étonnement qui fut le nôtre en constatant l’ampleur des restitutions faites par L. Rougier que n’étaye aucune référence précise au raisonnement d’Origène. Ainsi va-t-il jusqu’à donner un paragraphe entier de son crû : 89 [On sait du reste, quelle idée basse et grossière ils — les chrétiens — se font de Dieu, lui attribuant des organes corporels, lui prêtant des inclinations et des passions purement humaines, incapables qu’ils sont de concevoir ce qui est pur et indivisible par le seul effort de la pensée] [19].
De telles remarques s’appliqueraient tout autant aux dieux païens. Cette analyse montre que, contrairement à ce que l’on voudrait faire admettre, le travail de Louis Rougier n’est qu’une oeuvre de vulgarisation qui en aucun cas ne saurait dispenser du recours à une édition critique. Il en existe d’ailleurs une, toute récente proposée par Marcel Borret s.j. [20], qui en termes mesurés définit bien la valeur du travail de L. Rougier. Le père Borret écrit : Parmi les livres de langue française consacrés à Celse, le plus accessible à cause de sa date plus récente est celui de L. Rougier. Moins érudit et plus alerte, c’est plutôt un ouvrage de vulgarisation, mais passionné à la manière de l’étude de Pélagaud, quoique d’un style plus simple. … La traduction, de bon aloi, a tendance à simplifier et complète le texte par des transitions entre crochets [21]. De Pélagaud le père Borret dit : II fait preuve d’une information juridique et littéraire incontestable. Malheureusement il l’enrobe de trop d’emphase. Et sa plaidoirie vibrante pour Celse se double d’un violent réquisitoire contre Origène et le Christianisme, qui paraît aujourd’hui curieusement anachronique [22].
Quel but s’est donc fixé Louis Rougier en rédigeant son ouvrage ? Il le précise à la fin de son introduction : Il n’est pas possible de concevoir deux sensibilités, deux optiques du monde et de la vie, deux hiérarchies de valeurs plus antithétiques que celles de l’Hellénisme et du Christianisme…Pour prendre conscience de cette dualité, rien n’est plus suggestif que d’étudier les raisons intellectuelles, sentimentales, religieuses et sociales qui ont rendu le Christianisme inassimilable, au cours des siècles, à tant d’esprits de haut lignage. Les écrits des maîtres de la pensée antichrétienne contiennent la clé de nos dissentiments intérieurs, de nos aspirations contradictoires, des antinomies de notre pensée. Ils nous invitent à un péremptoire examen de conscience. Nulle lecture n’est plus suggestive pour parvenir à se mettre d’accord avec soi-même en se reconnaissant Nazaréen ou Hellène, Croisé du Golgotha ou adorant de l’Acropole [23].
Cette affirmation péremptoire va à l’encontre d’une analyse qui tient qu’une partie importante de l’apport de la civilisation antique a été reprise par la civilisation chrétienne, mais il convient de suivre Louis Rougier dans sa présentation de l’argumentation de Celse. Il le tient pour bien informé : Son érudition est celle d’un docteur de l’Eglise. Origène, le plus grand érudit chrétien, s’étonne d’avoir tant de choses à apprendre de lui (sic) [24]. Cette affirmation s’apparente plutôt au passage où Celse écrit : « Si les chrétiens veulent bien répondre à mes questions — je les leur pose, non pas pour me documenter, car je sais tout, mais parce que j’ai de tous le même souci — tout ira bien. S’ils gardent le silence avec leur défaite habituelle : « Nous ne discuterons pas ! » alors il faudra bien que nous leur fassions voir d’où naissent leurs erreurs » [25] ; Labriolle commente ainsi ce passage : Ce je sais tout, Origène en relève aussitôt l’outrecuidance. Ce qu’il constate surtout (non sans raison), c’est que Celse ait pénétré fort avant dans l’intelligence du dogme chrétien [26]. Celse ne connaissait que très incomplètement l’Ancien Testament ; il avait lu l’Evangile de saint Matthieu et probablement ceux de saint Luc et de saint Jean. Il est difficile de préciser si les Actes des Apôtres ou les Epîtres de saint Paul étaient connus de lui. En revanche il accordait une grande importance aux traditions juives hostiles au Christ, par exemple l’assertion que le Christ s’est forgé une filiation fabuleuse en prétendant devoir sa naissance à une vierge, témoin ce passage : Il [Celse] présente alors un luif en dialogue avec lésus lui-même, prétendant le convaincre de plusieurs choses et la première, d’avoir inventé sa naissance d’une vierge. Puis il lui reproche d’être issu d’un bourg de Judée et né d’une femme du pays, pauvre fileuse. Il affirme : convaincue d’adultère, elle fut chassée par son mari, charpentier de son état. Il dit ensuite que, rejetée par son mari, honteusement vagabonde, elle donna naissance à Jésus en secret ; que celui-ci fut obligé, par pauvreté, d’aller louer ses services en Egypte ; il y acquit l’expérience de certains pouvoirs magiques dont se targuent les Egyptiens ; il s’en revint tout enorgueilli de ces pouvoirs et grâce à eux il se proclama Dieu [27]. Que L. Rougier dans son chapitre VI, intitulé l’exégèse de Celse, n’ait pas pris plus de recul vis-à-vis de tels récits peut surprendre. Dans son commentaire il accorde sa confiance surtout à des auteurs athées comme Renan ou Loisy, ou bien encore à des théologiens protestants, de préférence allemands. Un effort de confrontation avec l’exégèse catholique aurait donné plus de sérieux à son raisonnement. Cette volonté d’écarter le point de vue catholique évoque étrangement le soin avec lequel Louis Rougier a dans sa restitution fait disparaître la discussion de Celse par Origène. D’un simple point de vue scientifique, cela laisse rêveur.
Au contraire le détail de la critique du Christianisme par Celse est minutieusement examiné. De même sont analysées les raisons pour lesquelles son platonisme ne lui permit pas d’accepter l’économie de la rédemption des hommes par le Christ. Si le caractère topique de certaines de ses critiques, comme l’efflorescence des sectes, est bien mis en relief, en revanche son manque de logique, l’incertitude de sa méthode sont minimisés. Louis Rougier recherche autre chose chez Celse ainsi qu’il apparaît nettement dans sa conclusion ; il y écrit : Les chrétiens avaient parfaitement raison de dénoncer l’inconvenance de la mythologie, ainsi que l’esprit pesamment superstitieux, chez le populaire, du culte païen. Nombre de poètes et de penseurs, comme le rappelle Celse, avaient formulé les mêmes griefs avant eux ; aussi ce que Celse oppose au Christianisme, ce ne sont pas en définitive, les fables du paganisme, mais bien la philosophie de Platon [28]. L. Rougier développe ensuite comment certains des penseurs anti-chrétiens furent conduits à défendre la mythologie, le polythéisme, pour préciser : Telle fut la faiblesse insigne des philosophes païens de l’antiquité dans la lutte très honorable qu’ils menèrent contre le Christianisme. Ils ont compromis une cause impérissable, l’essor de la pensée scientifique et le libre exercice de la raison, en l’associant à une cause perdue, la défense d’une multitude de cultes dont le ressort était usé. Déraison pour déraison, mysticisme pour mysticisme, mieux valait le Christianisme tel que le présente saint (sic) Augustin, que le paganisme tel que le systématise Proclus. La sagesse sans mystère de Platon était très supérieure à la théologie des Pères de l’Eglise ; mais le paganisme des Néo-Platoniciens allié à la théurgie et à l’astrolâtrie orientales était très inférieur à une religion qui condamnait comme erroné le fatalisme astrologique et proscrivait comme démoniaques la magie et les oracles. L’avantage que les philosophes prenaient d’un côté, ils le perdaient de l’autre avec usure. Le Discours Vrai clôt le livre de raison de la pensée antique. Après lui, l’homme en entrant dans la vie, n’aura plus, comme disait Renan, que le choix de la superstition, et, après le triomphe du Christianisme, il ne l’aura même plus [29].
L. Rougier fait grand cas de Celse parce qu’aujourd’hui il mène un combat analogue contre le Christianisme. Cette lutte du monde antique face au Christianisme lui paraît exemplaire, mais dans son esprit il ne s’agit pas de le restaurer peu ou prou, car il croit au progrès grâce auquel se créerait « une sorte de sensorium commune, de champ de conscience, de noosphère, qui entoure la terre et oriente l’aventure humaine vers un destin toujours plus grand ». Cette conception, de type maçonnique, est présentée dans Le Génie de l’Occident [30] et spécialement dans les bonnes feuilles publiées par la Revue des Deux Mondes, n° du 1er mai 1969, avec pour titre Les aléas du progrès. Il précise : La crise morale de notre temps n’est qu’une crise de réadaptation correspondant à une mutation profonde des sociétés humaines.
Au sortir d’un monde voué à l’impuissance, à l’ignorance et à la pénurie, nous pénétrons, grâce à la révolution scientifique, dans une société d’abondance, ayant de tout autres problèmes. Maintes obligations justifiables par les conditions de vie précaire du passé, deviennent périmées ; d’autres, par contre, comme les prescriptions de l’hygiène collective, la régulation des naissances, la formation professionnelle, deviennent absolument contraignantes. La crise morale de notre temps conduit ainsi à une prise de conscience de ce qu’il y a lieu de conserver, de ce qu’il y a lieu d’abandonner des interdits et des contraintes du passé. Mais la morale, en s’adaptant à des conditions nouvelles, ne change pas seulement de contenu. Elle change de forme [31].
Reste maintenant à déterminer si ceux qui se réclament de la pensée de L. Rougier adoptent son analyse.
II
L’exploitation actuelle des conceptions de Louis Rougier se manifeste par la publication de son Conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, sous le sigle du G.R.E.C.E. [32], par la réédition de son Celse aux Editions Copernic, une S.A.R.L. fondée en 1976 et comprenant parmi ses animateurs des sympathisants du G.R.E.C.E. Des thèses analogues se retrouvent dans la revue Eléments. Leurs dirigeants, qui sont parfois communs, avertis de la crise traversée par l’Eglise catholique, en profitent pour tenter de drainer certaines personnes déçues par les options de l’église conciliaire, jugée pour partie responsable des abandons de l’Occident. Leur argumentation est tour à tour critique et constructive, encore faut-il contrôler la valeur des accusations portées, des remèdes proposés.
La panoplie des accusations ne brille point par son originalité avec les références à l’Inquisition ou à Galilée. Elle n’est pas non plus convaincante, car dans un pareil débat ils ont toujours recours à l’argument d’autorité, ce qui ne va pas très loin. Ainsi l’Eglise est accusée d’avoir détourné les habitants de l’Empire qu’elle convertissait de leurs devoirs civiques et militaires, d’être à l’origine de la destruction d’une partie importante du patrimoine artistique et intellectuel du monde antique. Quelques exemples précis permettent de mesurer l’exactitude de ces reproches.
Les chrétiens ne se seraient pas montrés de bons patriotes en vivant en marge de la société ; ils seraient même responsables de la prise de Rome par Alaric en 410. Ce n’est pas l’impression laissée par la lecture de saint Jérôme. La nouvelle de la prise de Rome lui inspira des accents dont le pathétique frappe encore : Voici que tout d’un coup la nouvelle m’arrive : Pammachius et Marcella sont morts lors du siège de Rome : quantité de nos frères et sœurs se sont endormis dans le Seigneur. Je fus plongé dans un tel abattement que je ne songeais plus, jour et nuit, qu’au salut commun ; je me crus captif avec ces saints, je ne pus ouvrir la bouche avant d’apprendre une confirmation. Suspendu entre l’espérance et le désespoir, je suis torturé par les malheurs d’autrui. Mais quand la lumière la plus éclatante de toute la terre se fut éteinte, quand l’Empire romain fut coupé de la capitale, quand pour parler plus exactement, la terre entière périt avec cette seule ville, je suis resté muet et je me suis humilié ; je me suis abstenu même de bonnes paroles et ma douleur s’est irritée [33]. Un trait psychologique est révélateur ; tel une personne touchée par un grand deuil, il fut incapable de travailler pendant un certain temps. Il commençait alors à dicter son commentaire sur Ezéchiel, et dans une lettre il écrit : Mon âme a été bouleversée par le saccage des provinces d’Occident, et surtout de la ville de Rome. Comme dit le proverbe, je perdais mes mots aussi je me suis tu longtemps, sachant qu’il est un temps pour les larmes [34].
De même qu’elle aurait été incapable de former des citoyens, l’Eglise aurait détourné ses fidèles du service armé ! Si, plutôt que de devoir sacrifier au culte de Rome et de l’Empereur certains chrétiens refusèrent de porter les armes, il ne faut pas oublier que le Christ a donné en exemple la foi du centurion [35], que saint Pierre fut le premier à admettre dans l’Eglise un païen converti, et c’était le centurion Corneille [36]. Le prosélytisme chrétien devait d’ailleurs toucher les légions et l’histoire des expéditions militaires montre que les convertis surent se battre. En outre imputer au Christianisme une responsabilité dans la chute de l’Empire romain, c’est faire bon marché de l’analyse de Jérôme Carcopino qui veut que l’assassinat de Jules César par Brutus ait fait perdre à Rome sa dernière chance d’hégémonie totale et de paix définitive. César fut tué alors qu’il préparait une expédition contre les Parthes. Certes son plan devait être repris par Marc-Antoine en 36 av. J.-C, Trajan de 114 à 117 ap. J.-C, dans la seconde moitié du IIe siècle par Marc Aurèle et Lucius Aurelius Verus ou encore par les empereurs des IIIe et IVe siècles. Si certaines de ces campagnes furent marquées de victoires, celles-ci n’ont jamais atteint le but que César se proposait ; les Perses réussirent à maintenir leur indépendance et même l’empereur Valérien devait achever sa vie comme esclave du roi des rois ! Le meurtre de César allait également entraîner des années de guerre civile durant lesquelles l’armée qu’il avait forgée s’est usée et inutilement affaiblie. C’est l’une des causes du désastre de Varus ; faute de légions Auguste renonça à porter la frontière sur l’Elbe, et négocia avec le roi des Parthes [37]. Les chrétiens ne sont pour rien dans ce revers lourd de conséquences, mais le G.R.E.C.E. regrette-t-il tant que cela l’échec des légions romaines en Germanie ?
De même, les affirmations du G.R.E.C.E. sur les raisons de la chute de l’Empire romain passent sous silence l’argumentation de ceux qui, comme Ferdinand Lot [38], ont montré que face à la crise économique qui s’était développée à partir du IIIe siècle après J.-C. l’Empire n’avait su répondre que par une fiscalité de plus en plus impitoyable. Les conséquences furent que la société se figea dans un système de castes rigides, que les agents de l’Etat proliférèrent alors que les couches de populations moyennes étaient laminées. Dès lors l’esprit d’initiative régressa, la société cessa de se renouveler normalement si bien que pour se défendre contre les envahisseurs de l’extérieur l’Empire renouvela ses armées en recrutant chez les Barbares. Progressivement, l’Occident se montrait de plus en plus incapable de se protéger face aux invasions barbares.
L’avènement du Christianisme triomphant serait également à l’origine d’une destruction massive de livres, d’œuvres d’art, statues ou monuments. Cette affirmation est partiellement exacte, mais le Christianisme peut adresser des reproches analogues à l’Empire païen. Au temps de la persécution de Dioclétien les églises furent détruites, les livres saints brûlés, les chrétiens proscrits. Si nous connaissons pour partie la littérature chrétienne des trois premiers siècles, c’est surtout à Eusèbe de Césarée que nous le devons, non aux œuvres des écrivains païens qui attaquaient la doctrine de l’Eglise. Inversement, la survie d’une bonne partie de la littérature païenne est due au travail des scriptoria ecclésiastiques du haut Moyen Age. Les résultats ne sont point parfaits, mais ils ont le mérite d’être.
Il ne faut pas chercher dans ces remarques une réfutation systématique des assertions du G.R.E.C.E. ; la matière est beaucoup plus large, mais nous pensons avoir fixé l’attention sur leur caractère sommaire, tendancieux et souvent controuvé. Pareille mise au point n’est pas nouvelle ; c’est l’une des justifications avancée par saint Augustin à la rédaction de La Cité de Dieu. Les trois premiers livres répondent plus particulièrement aux accusations des païens, qui expliquaient la chute de Rome par l’abandon du culte des Dieux qui avaient favorisé le développement de la ville ; dans les autres livres saint Augustin s’élève à des réflexions plus générales. La comparaison entre La Cité de Dieu et le Discours Vrai de Celse est écrasante pour ce dernier. Il faudrait encore citer les Historiarum adversus Paganos lïbri septem rédigés en 417 par Paul Orose à la demande de saint Augustin pour compléter dans une certaine mesure La Cité de Dieu. Orose montre que les maux de ses contemporains n’ont rien d’exceptionnel, que de tout temps il y a eu des massacres et des guerres, et que les Romains ne doivent se plaindre qu’à eux-mêmes de la supériorité des barbares.
La négation du caractère universel de la religion chrétienne est certainement l’explication majeure de l’attitude de refus d’un Louis Rougier ou du G.R.E.C.E. A leurs yeux c’est une religion importée de toute pièce en Europe et il faut distinguer la civilisation occidentale du Christianisme. Quel idéal vont-ils donc proposer à sa place ?
Il est présenté dans les publications du G.R.E.C.E., des Editions Copernic et plus récemment dans un livre collectif intitulé L’Europe païenne qui se propose de dégager les véritables racines des peuples européens, d’où est issu le plus profond de nous-mêmes. Cet ouvrage, imprégné de l’esprit que nous nous sommes efforcés de caractériser, débute par un bref rappel mythologique sur l’enlèvement d’Europe de Marc de Smedt, se poursuit avec Aujourd’hui l’esprit païen de Jean Markale, puis comporte des études plus développées : Pour une histoire de l’Europe pré-chrétienne par Pierre Crépon, La tradition celte par J. Markale, L’épopée Nordique et Germanique par Vincent Bardet et Franz Heingàrtner, Mythes Slaves et Finnois par Serge Bukowski, enfin Le domaine Grec et Romain par Alain de Benoist [39].
L’un de ces auteurs, Jean Markale, n’est pas inconnu de ceux qui s’intéressent à l’histoire bretonne. Trois de ses livres : Les Celtes et la civilisation celtique. Mythe et histoire, L’épopée celtique et l’Irlande et L’épopée celtique en Bretagne, ont fait l’objet d’un long compte rendu de Christian J. Guyonvarc’h dans les Annales de Bretagne (t. LXXVIII, 1971, p. 453-487). D’un tel article, un auteur ne saurait se relever. Ch.-J. Guyonvarc’h écrit : Une première précision à apporter est que malheureusement, nous ne pouvons tout dire : il faudrait plusieurs volumes de l’épaisseur d’un dictionnaire Larousse pour une correction complète. Nous ne citerons que quelques exemples caractéristiques car, semblables à ces devoirs de collégiens, viciés du fond et boiteux de forme, dans lesquels on ne peut rien reprendre sans tout jeter au feu, les chapitres des trois livres, confus et vagues défient à la fois l’érudition et le bon sens. L’auteur ressemble aussi beaucoup au lycéen qui, manquant d’idées personnelles, emprunte jusqu’aux virgules d’un auteur qu’il a lu. Maïs la puérilité ou la gaucherie des emprunts ne masquent jamais entièrement les arrières-pensées. Puis il cite un passage de J. Markale : « Quand on veut étudier l’histoire des Celtes on se heurte constamment au mythe ». Ch.-J. Guyonvarc’h remarque que, le mythe devient, sous la plume de l’auteur, une « synthèse harmonieuse entre l’élément imaginaire et l’élément de réalité pure », une sorte de justification polyvalente du fait que « les Celtes ont orienté l’Occident dans une certaine direction qu’il est parfois difficile de discerner à travers les cultures et les civilisations qui se sont succédées (sic) en Europe depuis leur effondrement politique ». … Il en résulte à peu près l’enchaînement suivant dont l’absurdité saute aux yeux : la force des Celtes résidant uniquement dans le mythe, l’histoire n’a plus qu’une valeur symbolique, pénétrée de légendes que chacun peut interpréter à sa guise. A partir de cette valeur symbolique et légendaire l’explication celtique n’aurait plus besoin d’être cohérente et scientifique : il suffirait qu’elle fût colorée et poétique. Markale estime donc que les Celtes de tous les temps ne doivent plus s’étudier par l’histoire ou en fonction de leur passé, mais par « les manifestations actuelles de leurs mythes ». Suit une critique détaillée où il montre que, non content de faire de graves confusions, Jean Markale, pille sans vergogne les auteurs en ne les citant naturellement pas. Nous avons personnellement constaté que dans sa contribution à l’Europe païenne, Jean Markale copiait des passages entiers de la traduction française par Christian J. Guyonvarc’h du livre de Miles Dillon et Nora K. Chadwick Les royaumes celtiques.
Le premier examen laisse bien mal augurer quant à la valeur scientifique des autres contributions qui sont généralement dépourvues de tout apparat critique. Les développements consacrés aux mondes nordique, germanique sont d’un lyrisme trop souvent ridicule. Tous proposent à l’homme du XXe siècle finissant de redécouvrir la véritable tradition occidentale conservée par la mémoire collective. Les juristes savent la fragilité du témoignage oral et plus encore les historiens qui constatent si souvent les étonnantes transformations introduites d’âge en âge par ceux qui nous ont transmis légendes et contes ; mais peu importe, imbu de la méthode que Ch.-J. Guyonvarc’h lui a si sévèrement reproché d’utiliser, Jean Markale déclare : Le paganisme ce n’est pas l’absence de Dieu, l’absence de sacré, l’absence de rituel. Bien au contraire, c’est, à partir de la constatation que le sacré n’est plus dans le Christianisme, l’affirmation d’une transcendance. L’Europe est plus que jamais païenne quand elle cherche ses racines, qui ne sont pas judéo-chrétiennes. La dictature de l’idéologie chrétienne n’a pas étouffé les valeurs anciennes. Elle les a refoulées dans les ténèbres de l’inconscient. La dictature une fois levée, il est normal que toutes ces valeurs reparaissent, plus fortes que jamais. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle civilisation, et sans pouvoir prédire ce qu’elle sera, on peut être sûr que la nouvelle religion qui en émanera sera imprégnée de tous les éléments païens qui ont vu le jour avant l’introduction du Christianisme [40]. Pour Vincent Bardet et Franz Heingärtner : Dans la situation de crise que vit l’Occident, et, à vrai dire, toute la planète, …, étant donné que l’exploration spatiale implique des programmes s’échelonnant sur des milliers voire des millions d’années, l’aventure infinie ouverte ici et maintenant à l’homme moderne — et la condition de sa survie en tant qu’espèce — […] paraît consister en l’exploration de son univers intérieur. Comme le dit Goethe : « Il n’existe pas pour l’homme de plus grande révélation que celle de sa nature divine ». Les Tables d’Or sont toujours là. A peine a-t-il vaincu le polythéisme que le monothéisme s’essoufle déjà. Impossible pourtant de revenir en arrière. Il faut sauter dans le vide avec décision et courage. Peut-être comprendra-t-on alors cette phrase de Heidegger à propos du génie de Hölderlin : « Hölderlin commence par déterminer un temps nouveau. C’est le temps de la détresse, parce que marqué d’un double manque et d’une double négation : le « ne plus » des dieux enfuis et le « pas encore » du dieu qui va venir ». Ce dieu n’est pas seulement Balder, Jésus ou Bouddha, il est l’inconnu qui nous appelle. (…) En ces temps de crise, d’apocalypse larvée, de silence et d’absence que nous vivons, le plus secret message des Indo-Européens à la planète est sans doute celui d’un certain prince Shakyamuni, dit Bouddha, c’est-à-dire l’Eveillé… Vibrer avec l’énergie universelle, devenir vacuité, incarner la conscience cosmique… Vaste programme pour une nouvelle ère, sans bourreaux ni victimes, sans pendus ni crucifiés… Le cri silencieux des galaxies invite l’homme à se connaître lui-même. Devenir, discrètement, divin… Dire comme Faust : « La nuit semble de plus en plus profonde, mais en nous brille une claire lumière » [41].
Alain de Benoist, quant à lui, apprécie dans le polythéisme l’esprit de tolérance qui permet des phénomènes de syncrétisme [42]. Sommes-nous si loin des conclusions de Louis Rougier ? Il ne le semble pas. Si certains de ses disciples usent leurs forces à renouer avec un polythéisme oublié, les autres plus introduits à sa pensée dégagent un objectif semblable à celui de Louis Rougier. Seulement ce but n’est pas explicitement présenté ; leur phraséologie grandiloquente paraît mystérieuse au premier abord. Mais, à y bien réfléchir, cette approche intellectuelle, ce style évoquent ceux des sociétés de pensée. Leur objectif préalable est de détruire l’emprise du Christianisme sur la société occidentale ; ils ne savent pas ce qu’il adviendra ensuite, peu importe, ils ont foi dans le progrès. C’est là une démarche analogue à celle de la Maçonnerie, une démarche révolutionnaire.
Hubert Guillotel
[1] Le Figaro magazine du samedi 12 avril 1980, p.98
[2] N° 17-18, sept-nov. 1976, p. 12.
[3] Paris, G.R.E.C.E., 1 vol. in 8°, p. 202-203.
[4] Ibid., p. 7.
[5] Paris, 1979, 1 vol. in 8°, p. 350-351.
[6] Paris, 1978, 1 vol. in 8°, p. 45-46.
[7] La matérialisation de l’énergie, essai sur la théorie de la relativité et sur la théorie des quanta, Paris, 1919, 1 vol. in 16, réédition revue et augmentée sous le titre La matière et l’énergie selon la théorie de la relativité et la théorie des quanta, Paris, 1921, 1 vol. in 8° ; En marge de Curie, de Carnot et d Einstein, 1ere éd Paris 1920, 1 vol. in 16 ; La Philosophie géométrique de Henri Poincaré, Paris 1920 1 vol. in 8° ; La structure des théories déductives. Théorie nouvelle de la déduction, Paris, 1921, 1 vol. in 16, etc.
[8] Paris, Gauthier-Villars, 1 vol. in 8°.
[9] Edition définitive, Genève, A l’enseigne du Cheval ailé, 1946, 1 vol. in 16, p. 47
[10] Cette précision émane d’Alain de Benoist, Vu de droite, p. 272
[11] Genève, A l’enseigne du Cheval ailé, 1947, 1 vol. in 16.
[12] Il existe deux éditions de cet ouvrage : la première publiée en 1926, Paris, 1 vol. in 8° (coll. Les Maîtres de la pensée anti-chrétienne, vol. I), la seconde en 1977 aux Editions Copernic, 1 vol. in 8° (coll. Théoriques, vol. I) ; cette dernière édition diffère de la précédente par un avant-propos où l’auteur retrace les circonstances dans lesquelles il a écrit son livre et par l’absence de l’Introduction de l’éd. de 1926 ; c’est d’après celle-ci que les références sont établies.
[13] Ibid., p. 334.
[14] 51e année, tome cent cinquante troisième, septembre-décembre 1926, p. 70.
[15] Paris, Bibliothèque de synthèse historique. L’évolution de l’humanité, synthèse collective dirigée par Henri Berr, n° 29, p. 664.
[16] Ibid., p. 662.
[17] Paris, 1934, 1 vol. in 16, p. 111-169.
[18] Ibid., p. 113.
[19] Celse ou le conflit de la civilisation antique et du Christianisme primitif, p. 409 ; que ce développement soit conforme à l’analyse de Celse ne change rien au procédé.
[20] Origène, Contre Celse. Introduction, texte critique, traduction et notes par Marcel Borret, s.j., Paris, 1967-1976, 5 vol. in 16 (coll. Sources chrétiennes, n° 132, 136, 147, 150 et 227).
[21] Ibid., t. V, p. 144.
[22] Ibid., p. 142.
[23] Celse ou le conflit de la Civilisation antique et du Christianisme primitif, p. XXXII-XXXIII ; partie omise dans la réédition des Ed. Copernic.
[24] Ibid., p. 230.
[25] La traduction est ici celle que propose Labriolle, p. 125 ; cf. dans l’éd. Borret, t. I, 1-12, p. 106-109.
[26] La réaction païenne…, p. 125.
[27] Contre Celse, éd. M. Borret, t. I, 1-28, p. 150-152. Dans son Celse…, p. 355, L. Rougier a naturellement transposé le texte au style direct et indiqué au sujet de l’« adultère » de la mère de Jésus qu’il aurait été commis avec le soldat Panthère, précision donnée ailleurs par Celse (éd. Borret, t. I, 1-32, p. 163) et empruntée par lui à la tradition talmudique.
[28] Celse ou le conflit de la Civilisation antique et du Christianisme primitif, p. 319.
[29] lbid.t p. 323-324.
[30] Paris, 1969, 1 vol. in 16.
[31] Revue des Deux Mondes (nouvelle série), n° 5, 1er mai 1969, p. 259.
[32] Paris, 1974, 1 vol. in 8° ; ce volume regroupe les textes de différentes conférences ; par exemple celle intitulée Le culte des images et les premiers chrétiens doit être comparée à celle qui avait été publiée sous le titre un peu différent de Le culte des images et la primitive église dans Cahiers du Cercle Ernest Renan, n° 68, 17e année, 4e trimestre 1970, p. 2-13.
[33] Commentaria in Ezechielem, dans Migne, Patrologiœ [Latinae] cursus, t. XXV, col. 15-16 ; la traduction est celle de G. Bardy dans son introduction à l’édition de La Cité de Dieu, Desclée de Brouwer, 1959-1960, 5 vol. in 16 {Bibliothèque augustinienne 33-35), vol. I, p. 10-11.
[34] Sancti Hieronymi epistulae, éd. J. Labourt, t. VII, Paris, 1961, 1 vol. in 8° (coll. des Universités de France), CXXVI-2, p. 135 ; trad. Bardy, loc. cit.
[35] Saint Matthieu 8, 5-13 ; saint Luc 7, 2-9.
[36] Les actes des apôtres, 10-11.
[37] Autour de César, dans Profil de Conquérants, Paris, 1961, 1 vol. in 12 ; p. 303-312.
[38] La fin du monde antique et le début du moyen âge, 1ere éd., Paris, 1927, 1 vol. in 16 (Bibliothèque de synthèse historique. L’évolution de l’humanité, synthèse collective dirigée par Henri Berr, vol. 31).
[39] Cf. supra les références de la note 5
[40] L’Europe païenne, p. 16.
[41] Ibid., p.190-191.
[42] Ibid., p. 349-350.