Pas plus qu’il n’est responsable de la fin de l’empire romain (cf. Le Christianisme « m’a tuer »), le christianisme n’a pas eu besoin de faire violence au paganisme. Malgré la foule de dieux qui l’encombrait, le ciel des païens était vide. Il plaît pourtant à Alain de Benoist, maître à penser du néo-paganisme, de voir la survenue du monothéisme comme une « catastrophe » [1]. C’est comme ça qu’il le sent et beaucoup semblent partager ce ressenti. Tout ce petit monde s’active pour un retour aux merveilles du polythéisme indo-européen. Il y a ceux qu’ A. de Benoist qualifie de « druides d’opérette » qui vont cueillir le gui au solstice avec une serpette en or. Et puis il y a les néo-païens sérieux qui, dans les années 70, ont créé le Groupement de Recherche et d’Etudes pour la Civilisation Européenne (G.R.E.C.E.), que les médias ont étiqueté « Nouvelle Droite ». La composition en est instable et les positions fluctuantes. Un invariant toutefois : la cathophobie.
Les amateurs trouveront dans le mémoire d’Olivier Moos Les intellectuels de la Nouvelle Droite et la religion [2], une intéressante analyse de cette mouvance dont le pontifex maximus, Alain de Benoist, auteur surabondant et très répandu [3], définit ainsi l’objectif : « Ce que nous cherchons derrière le visage des dieux et des héros ce sont des valeurs et des normes » [4], valeurs et normes opposables au catholicisme bien évidemment. Sauf que la reconstitution faciale relève de la spéculation. Les données sont éparpillées « façon puzzle » : textes et vestiges archéologiques pas toujours déchiffrables, supputations linguistiques, survivances folkloriques. Beaucoup de pièces manquent. Ce que l’on peut savoir des dieux nordiques, chers aux auteurs allemands qu’apprécient les « grécistes », tient en deux poèmes, les Eddas, mis par écrit en Islande… au XIIIe siècle. Seuls nous sont parvenus les fragments peu sûrs d’une mythologie éclatée dont l’interprétation reste d’autant plus hypothétique que l’univers mental qu’elle habitait n’est plus le nôtre. Ou comme le dit Chesterton « aujourd’hui nous ne savons guère autre chose du paganisme que ses contes et ses songes » [5]. Le matériau parait bien léger pour fournir des valeurs et et des normes.
Des « contes » qui forcément s’expriment surtout dans des textes littéraires puisque « [le paganisme] cherchait à atteindre la divinité par l’imagination seule et, dans ce domaine n’était limité en rien par la raison, écrit encore Chesterton. Religion et raison sont demeurées étrangères, …C’est seulement lorsque de tels cultes furent sur leur déclin ou sur la défensive que certains néoplatoniciens et quelques brahmines tentèrent de les intellectualiser ». Certes, l’Antiquité compta aussi des philosophes, a priori abstracteurs d’une quintessence qui nous rendrait le paganisme moins inintelligible. Sauf que « le philosophe pouvait s’interroger sur l’univers, cela n’en restait pas moins un passe-temps personnel…il ne se trouvera que très rarement sur le plan des institutions religieuses populaires… En réalité, mythologie et philosophie ont suivi leurs cours comme deux fleuves parallèles jusqu’à ce que la mer chrétienne les réunisse. Les laïcistes continuent à professer que l’Eglise a introduit une sorte de schisme entre la religion et la raison. La vérité est que l’Eglise fut la première à jamais tenter de les associer » [6]. Pour les spécialistes la figure de Dionysos, une divinité probablement orientale, est « pleine d’ambiguïtés sibyllines » [7]. Moyennant quoi, on peut comme Nietzsche dont la Nouvelle droite fait grand cas, lui faire dire ce qu’on veut.
Le néo-païen se veut aussi esthète. « A l’habit lumineux du « porteur de lumière » (?) vaut-il mieux désormais préférer le physique disgracieux de l’anachorète ? » feint de se demander A. de Benoist [8]. Strictement parlant l’anachorète est celui qui se retire du monde pour se consacrer « à la prière et à l’Eucharistie ». Serait-ce donc si laid comparé à la classe de cet Olympe que Chesterton qualifie de « poulailler de volailles égrillardes » ? Et comme Eros et Thanatos font la paire, lesdites volailles veulent du sang, du sang des bêtes et du sang des hommes, chez les « barbares » comme chez les Grecs et les Romains. Le radieux Apollon veut que quatorze jeunes Athéniens des deux sexes soient livrés chaque année au Minotaure et Artémis la Bonne Conseillère exige qu’Agamemnon saigne sa fille Iphigénie pour obtenir bon vent. Simples contes ? Parlons histoire alors. Pour vaincre à Salamine, Thémistocle sacrifie trois prisonniers à Dionysos. Pour les Thargélies, les Grecs trucident en foule un quidam « prévu pour », le pharmakos. A Athènes, on le lapide ; à Leucate, on le jette d’une falaise. Et autres faits semblables rapportés par près de soixante auteurs d’époque que dénombre J-Y Foumis [9]. Formatés par la romanolâtrie de rigueur depuis la Renaissance, les auteurs d’aujourd’hui, embarrassés, s’empressent de souligner que le ton est plutôt désapprobateur. Françoise van Haeperen doit cependant reconnaitre que « les Romains se sont eux aussi livrés, rarement il est vrai, à de telles pratiques dans le cadre de la religion publique… dans le contexte de péril imminent, les Romains ont à plusieurs reprises ensevelis vivants des couples de Grecs et de Gaulois au Forum Boarium » [10]. Rarement ? A condition de chipoter la fiabilité des témoins, surtout s’ils sont chrétiens et/ou la qualification des faits. C’est pourtant bien sur l’autel de César fraîchement divinisé qu’Auguste sacrifie 300 Pérugins [11] et c’est pour remercier les dieux de la prise de Jérusalem que Titus, « les délices du genre humain », décrète des « jeux » qui voient s’étriper 5000 paires de gladiateurs [12]. Lors de sa disputatio avec Rémi Brague, de Benoist proteste : « On n’est pas chez les Aztéques ! ». Que les dieux de l’Olympe aient été moins soiffards que Huitzilopochtli ne change rien à l’affaire.
Le sang coule aussi dans le culte privé. Pour honorer les dieux Mânes, un rituel (qui ne sera interdit qu’en 325 par Constantin) veut que les funérailles d’un proche s’accompagnent d’un combat à mort entre deux bustuari. J-Y Fourmis considère que « bien que privée, cette cérémonie sanglante est réalisée dans le cadre de la religion et l’acceptation de la mort par le vaincu n’en réduit pas pour autant son caractère de sacrifice humain ». La piété domestique s’accompagne aussi volontiers de magie plus ou moins noire car selon Marcel Le Glay « religion et magie font bon ménage » et même « se confortent l’une l’autre » [13]. On sait par Ovide combien les pratiques magiques sont populaires. Avec l’Empire, elles gagnent les milieux aristocratiques et cultivés sous l’influence des pythagoriciens. Or certaines exigent des victimes humaines dans une mesure d’autant plus difficile à évaluer que les esclaves, ces « choses » en droit romain, font un matériau victimaire commode. Certes, en 90 av. J-C un sénatus-consulte interdit le meurtre rituel – ce qui prouve son existence remarque Pline (Histoire naturelle, 30, 12). Malgré quoi, plus de 30 ans après, Cicéron accuse Catilina d’avoir sacrifié un homme pour le succès de sa conjuration et le préteur Publius Vatinius « d’apaiser les dieux Mânes avec des entrailles d’enfants ». Difficile d’abolir ce que le culte public autorise fusse « rarement ». Les sacrifices humains resteront plus ou moins admis là où ils sont « d’usage », notamment à Carthage, pourvu que les enfants qu’on y brûle vifs soient des esclaves.
Là dessus les néo dévots des dieux païens sont évasifs, voire négationnistes. Lors de la même disputatio de Benoist renvoie le sacrifice humain dans un passé reculé, sorte d’enfance du paganisme. Or, sauf erreur, Françoise van Haeperen traite de la République et l’Empire. Au Ier siècle après J-C, Philostrate raconte dans sa Vie d’Apollonios comment les Ephésiens lapident un mendiant pour obtenir d’Héraclès la fin d’une épidémie. Au IIe siècle, Pausanias dans sa Description de la Grèce mentionne les sacrifices d’enfants à Zeus sur le mont Lycée. Dion Cassius, relayé au IIIe siècle par Lactance et Prudence, évoque dans son Histoire romaine le meurtre rituel qui ouvre les fêtes de Jupiter Latialis. Trois siècles où des chrétiens furent par intermittence sacrifiés aux dieux de la Cité. Nietzsche ne dit-il pas d’ailleurs que « l’espèce ne survit que grâce aux sacrifices humains…Et cette pseudo humanité qui s’intitule christianisme veut précisément imposer que personne ne soit sacrifié » [14] ? Faussement humain ou pas, le christianisme a en effet renouvelé le sujet. René Girard qui a étudié en anthropologue le rapport entre La violence et le sacré (ed. Grasset) a montré comment le Christ a définitivement révélé « la caducité et la vacuité » de ces « vieilles solutions sacrificielles » imaginées par les sociétés archaïques pour fonder et/ou restaurer l’ordre social [15]. Des travaux que de Benoist conteste ajoutant pour faire bon poids, que l’université française les a ignorés car R. Girard est « inapte au débat » [16]. L’Académie française et les universités américaines en ont jugé autrement.
Après la négation de ce qui nuirait à l’image d’un paganisme heureux, vient le révisionnisme. Toujours dans sa disputatio avec Brague, de Benoist avance que l’évangélisation s’est faite par la violence. Pourtant, le monumental et indiscuté Liber sacramentorum du Cal Schuster ne laisse aucunement entrevoir les premiers chrétiens en mode djihad d’autant plus invraisemblable qu’ils ne formeront longtemps que des petites communautés dispersées. Le christianisme s’enseigne. Depuis la Genèse jusqu’à saint Jean, le Dieu des chrétiens est Parole, Verbe, Logos. Le Christ a parcouru les routes en enseignant puis a envoyé ses disciples « comme des agneaux au milieu des loups » (Luc X, 1) porter, sans arme ni bagage, la Bonne Nouvelle à toutes les nations. « La foi vient par l’oreille » écrit saint Paul (Rom X-17), apôtre des Gentils i.e. des païens. Une fois acquis au Christ, ce pharisien ne martyrisa plus personne. Ainsi firent, parmi tant d’autres, au Ve siècle saint Patrick et ses deux neveux qui convertirent les Irlandais. Certes après avoir interdit en 381 les pratiques divinatoires à vrai dire pas toujours innocentes, Théodose le Grand décrète en 392 le christianisme religion d’Etat. Pour autant, il n’entreprend pas de baptiser au forceps les païens qui formaient toujours l’écrasante majorité de ses sujets. La cohabitation ne fut certes pas exempte d’incidents mais après tout le baptême ne garantit pas la sainteté et trois siècles de mauvaises manières païennes avaient de quoi aigrir. Soit dit en passant les faits sont mal documentés et, sauf pour ceux qui veulent n’instruire qu’à charge, la réalité est toujours complexe. Ainsi en va-t-il de la destruction du Serapeion d’Alexandrie [17] dont le Pr Lançon a démontré le simplisme du scénario d’une guerre à mort entre deux confessions [18]. Que les néo païens choisissent entre mépris pour les chrétiens moutons castrés par une « morale d’esclave » et dénonciation des mêmes comme tigres mangeurs d’hommes.
A. de P.
[1] Disputatio entre Alain de Benoist et Rémi Brague sous la direction de Louis Daufresne, 2015
[3] Sur le site de l’association des « Amis d’A. de B. », la recension des œuvres de et sur Alain de Benoist n’occupe pas moins de 22 pages à ce jour.
[4] Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?, Paris, Albin Michel, 1981, p. 251
[5] Gilbert Keith Chesterton, L’homme éternel, ed. DMM, 1999
[6] Ibidem
[7] Pierre Bonnechère, Le sacrifice humain en Grèce ancienne, Presses Universitaires de Liège, 2013
[8] Alain de Benoist, L’éclipse du sacré, La Table Ronde, 1986, p. 136
[11] Suétone, Vie d’Auguste 15,2
[12] Flavius Joseph, La guerre des Juifs
[14] Friedrich Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, vol. 14, p. 224
[15] René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde et alii, Poche
[16] Wikipedia, article René Girard
[17] article Wikipedia en version anglaise beaucoup plus honnête que la succincte version française
[18] Bertrand Lançon, Théodose, Perrin, 2014