Le christianisme « m’a tuer »

La propagande gagne toujours si vous la laissez faire (Leni Riefenstahl)

Selon l’histoire fabriquée, le christianisme aurait mis à profit la chute de l’empire romain pour enterrer la culture antique, provoquant une hébétude qui n’a pris fin qu’à la Renaissance. Mal en prit à Sylvain Gougenheim de la réfuter [1]. Pourtant, dans l’histoire vraie, ce sont les monastères qui transmettront le meilleur de la civilisation romaine. Cassiodore, fondateur du monastère de Vivarium (VIe siècle) énumère dans ses Institutiones divinarium et saecularium litterarum les objectifs des bibliothèques monastiques : collecter des œuvres (« divines et séculières » !), non pour quelque autodafé mais pour les sauvegarder, les étudier, les copier, les traduire maintenant ce faisant l’usage de l’écrit qui régresse en même temps que les classes moyennes. Au XIIIe siècle, la mythologie est assez connue pour que Bernard de Ventadour, troubadour de la « fin amor », soit compris quand il se compare à Narcisse dans son poème de l’alouette. Au XIe siècle, Bernard de Chartres, philosophe platonicien, résumait ainsi le rapport des hommes de son temps à la pensée antique : « Nous sommes des nains montés sur des épaules de géants ». Pas bigots pour un sou, les « nains » ne s’effarouchent pas que certains de ces « géants » soient païens. Dans les contes, ils sont toujours pleins d’astuce  et prendre de la hauteur est un bon moyen pour voir plus loin.

De ces faits vrais l’article Renaissance de Wikipedia n’en a que faire. On nous raconte que, aux environs du XIVe siècle, on s’est remis à penser grâce à « la redécouverte de la littérature de la philosophie et des sciences de l’antiquité ». Soit dit en passant, revenir d’une mort cérébrale de plus de 1000 ans ne relève pas de la réanimation genre Belle au bois dormant mais bien d’une véritable résurrection. Renaissance parait mal nommer la chose. Au surplus la démarche est quelque peu  insolite. Au VIe siècle avant J-C, Héraclite faisait déjà cette observation de bon sens : « tout coule, tout passe, on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau d’un fleuve ». Autrement dit le « cours  de l’histoire » qui coule sans s’interrompre en évoluant sans cesse et ne se peut remonter. Etonnamment,  les humanistes de ladite Renaissance vont prêcher avec ardeur – et succès –  l’involution pour retrouver l’eau qui baignait le monde 1000 ans avant. En arrière toute vers un passé réputé indépassable. Arrêt sur image. Emporté par la romanolâtrie, Vasari, l’arbitre des élégances artistiques du XVIe siècle,  qualifie l’art gothique de « tudesque ». Il n’aime pas ? Soit, des goûts on ne discute pas mais une cathédrale nécessite des prouesses techniques que les Romains ne connurent pas. Il faut juste savoir que « la légende noire de l’histoire catholique est une création du XVIème siècle, bâtie par les Réformés et les humanistes en délicatesse avec l’Eglise » [2].

Dans l’histoire vraie l’empire romain d’Occident n’a pas sombré à la manière du Titanic. «Moyen-âge, Renaissance, la magie des mots inventés » écrit Jacques Heers [3] . De fait, les historiens peinent à cerner cette prétendue rupture civilisationnelle. Une chose est sûre, elle ne date pas du 4 septembre 476, quand Odoacre, un chef germain entré au service des Romains, imposa au Sénat la déposition de Romulus Augustule. L’Occident n’a certes plus d’empereur mais, depuis Dioclétien, l’empire romain a deux têtes. Très formaliste, Odoacre  renvoie donc les insignes de la fonction impériale à Zénon, empereur d’Orient, et reçoit en retour le titre de patrice des Romains. Jusqu’à sa prise par les musulmans en 1453, Byzance, plus grecque que latine certes, maintiendra l’Empire. Quant à l’Occident, morcelé en royaumes turbulents,  la nostalgie de l’empire y reste assez vivace  pour qu’en 800 le pape confère le titre d’empereur des Romains à Charlemagne roi des Francs. Entre l’Orient et l’Occident la mémoire impériale et la religion chrétienne feront lien à travers les siècles. Relation tumultueuse, genre « je t’aime moi non plus », traversée de conflits politiques voire armés et de querelles théologiques qui n’empêcheront pas le pape de prêcher en 1454 une croisade pour délivrer Byzance des Turcs. Mais ceci est une autre histoire.

L’histoire vraie raconte l’effort persévérant de l’Occident pour prolonger la romanité sans Rome. Elle nomme Antiquité tardive cette période communément tenue pour rien sans doute parce que le rôle de l’Eglise y est essentiel. La civilisation antique est une histoire de villes. Ravagées par les invasions, elles n’en restent pas moins, à l’abri de murailles, un lieu où, grâce à l’Eglise, subsiste un peu de l’ordre ancien. A Rome, l’Urbs par excellence, l’évêque, chef de l’Eglise (y compris en Orient jusqu’en 1204), endosse l’héritage impérial et en vient, comme saint Léon, à animer la résistance et à négocier avec les Barbares tout comme saint Aignan à Orléans, Sidoine Apollinaire à Clermont-Ferrand. A Séville, saint Isidore, (VIe siècle) pacifie les problèmes successoraux du royaume wisigoth tout en rédigeant l’inventaire exhaustif (Etymologies) d’une culture classique encore bien vivante dans une Espagne où la vie intellectuelle est tout sauf comateuse. Par la force des choses, l’Antiquité s’attarde à travers une institution, l’Eglise, qui parle la langue de l’empire (son latin n’est plus celui de Cicéron mais les langues aussi évoluent n’en déplaise aux humanistes), qui prêche la religion pratiquée par les derniers empereurs et y convertit les envahisseurs. Lesquels ne furent pas vraiment des « chances » pour l’empire romain [4] mais étaient généralement désireux d’adopter les catégories mentales et politiques romaines. « La civilisation romaine n’est pas morte mais donne naissance à autre chose pour assurer sa survie» (Pierre Grimal). Rien ne se perd, tout se transforme et l’histoire suit son cours…

Faire passer le christianisme pour fossoyeur de Rome n’était pas suffisant. Pour les philosophes du siècle des Lumières il fallait qu’il en fut carrément l’assassin. Edward Gibbon (1737-1794), qui vante la minutie de son enquête, détaille cet assassinat dans son Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain. A lire ses Observations générales, on comprend que ce n’est pas pour faire de l’histoire qu’il écrit. Ce fin limier commence piano en dénonçant juste un « abus de christianisme » (?) qui aurait  gravement nui à la santé de Rome avant d’aller au cœur de l’affaire : « la conversion de Constantin précipita la décadence ».  Elémentaire mon cher Watson !  Pensez-donc ! le christianisme prêche « la patience et la pusillanimité », « la soumission passive » de sorte que « un siècle servile et efféminé adopta facilement la sainte indolence (sic) de la vie monastique » (comprendre : un monastère, « asile ouvert par la superstition », n’est qu’un repaire de bras cassés). L’ardeur de la « chasse à l’infâme » égare le procureur Gibbon. La journée monastique alterne oraison et travail pour une bonne raison au moins : les moines ne vivent pas de l’air du temps [5]. Pétrone dans son Satyricon et Juvénal dans ses Satires qui décrivent une société « servile et efféminée » vivent au Ier siècle. N’est-ce pas un peu prématuré d’accuser l’effet délétère du christianisme ? Soit dit en passant comment expliquer que l’empire d’Orient, largement christianisé lui, ait pu subsister 1000 ans encore, affecté d’une telle pathologie ? Gibbon le met tout bonnement aux poubelles de l’histoire. Pour lui ces empereurs furent « des princes dégénérés » « parés des vains titres de César et d’Auguste », dérisoires souverains d’« une seule ville qui ne conservait aucun vestige de la langue et des mœurs des Romains». Fermez le ban. Ô mânes de Justinien et de Théodose !

Instruisant toujours à charge, Gibbon accuse les chrétiens d’avoir gaspillé « sans scrupule »  l’argent  public et privé « aux usages de la charité et de la dévotion ». Voire carrément de détournements de fonds : « la paye des militaires était prodiguée à une multitude oisive des deux sexes qui n’avaient d’autres vertus que l’abstinence et la chasteté ». Invraisemblable Mister Holmes. D’abord, dès que les autorités distinguent les chrétiens des juifs, elles les persécutent (fin du Ier siècle). Ils  ne sortiront des catacombes qu’au IVe siècle à peine plus de 100 ans avant la fin d’un empire où ils restent une minorité. Difficile de croire qu’ils aient eu beaucoup d’opportunités pour détourner la solde des militaires (500 000 hommes sous Constantin, 70% du budget de l’Etat). Ensuite, priver de leur du des légionnaires qui, à partir du IIee siècle, prennent l’habitude d’intervenir manu militari dans la vie politique eut été bien risqué. Enfin les sociétés  antiques pratiquent ce qu’on appelle l’évergétisme [6] qui impose aux notables, chrétiens ou non, de faire profiter la collectivité de leurs richesses. En finançant par exemple des monuments. Ou en distribuant du pain. Cette largesse est indispensable dans l’Italie impériale qui s’est vouée à la monoculture de l’olivier dans de grandes exploitations  n’employant que des esclaves. Pour son pain quotidien, la plèbe dépend d’importations. La paix sociale nécessite aussi de la distraire. De nos jours encore le fameux « Panem et circenses » sert à résumer l’avachissement d’une société. La formule est de Juvénal qui, au Ier siècle, constate que « le peuple romain – qui, à l’évidence, ne peut pas encore être infecté par le christianisme – soutient mal l’œuvre immense qu’acheva sa puissance ».

Au mépris encore de la chronologie, Gibbon écrit « les derniers débris de l’esprit militaire s’ensevelissaient dans les cloîtres ». L’eau des bénitiers aurait donc éteint les mâles vertus des paysans du Latium qui, glaive d’une main, charrue de l’autre, firent la grandeur de Rome. La vérité est qu’Auguste, constatant qu’elles étaient bien oubliées, tenta de les faire revivre. Il demanda à Virgile d’exalter le destin providentiel de Rome (l’Enéide) et les charmes de la ruralité (Les Bucoliques). Il finit par renoncer et « dispensa les Romains d’Italie des fatigues de la guerre » dit l’historien Hérodien. Encore une fois, tout ceci est antérieur au Christ et il n’y a bien sûr pas de « cloitres » où les « débris » peuvent s’ensevelir. Désormais l’empire va recruter son  armée dans les provinces puis parmi les Barbares qu’il a autorisé à s’installer. Il y eut certes des chrétiens pour qui le métier des armes était incompatible avec l’Evangile. Courant minoritaire parmi une minorité chrétienne (10% ? au plus 20% en Egypte ?) à qui  le concile d’Arles donna tort en 314.  Apparemment les engagés chrétiens ne manquèrent pas puisque les persécutions de Dioclétien (IIIe siècle) les visent tout particulièrement (les légionnaires de saint Maurice martyrisés en Suisse sont des chrétiens égyptiens). Malgré quoi Gibbon non content de généraliser frauduleusement l’objection de conscience,  passe à la calomnie pure et simple : « l’attention des empereurs se détourna des camps pour s’occuper des synodes ». En vérité, durant les invasions du IVe siècle, les empereurs ne cesseront de monter au front. Dèce, Valens y mourront.

Reste une dernière accusation : les chrétiens ont subverti l’empire en refusant de rendre un culte à l’empereur. Toute société a besoin de communier autour de quelque chose pour assurer le « vivre-ensemble ». Dans un empire que les conquêtes avaient rendu très composite, Auguste avait institué un culte public à Jules César, son père adoptif, divinisé post mortem (par la suite la tendance sera de diviniser les empereurs ante mortem). Les chrétiens, qui, là-dessus, n’eurent pas droit aux petits arrangements consentis aux juifs, ne pouvaient évidemment que s’y refuser. Ils le payèrent au prix fort. Une fois encore le petit nombre de ces mauvais citoyens suffit à ramener à peu de chose leur éventuelle nuisance. Au demeurant, mettre au rang des dieux le détenteur du pouvoir va au-delà du culte du chef. Si c’est  un problème pour la conscience des chrétiens, c’en est un aussi pour la raison. Objectivement, à l’exception des Antonins, les empereurs romains composent une assez belle galerie de monstres ou, à tout le moins, de soudards qui, appuyés par quelque légion turbulente, parviennent au pouvoir dans le bruit et la fureur et l’assassinat de leur prédécesseur. L’intelligence peine à concevoir après ça qu’ils sortent de la cuisse à Jupiter,  même si les dieux de la mythologie ne sont guère édifiants.

Arrivé à ce point, force est de convenir que l’Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain n’est qu’une œuvre de propagande anticatholique que Gibbon destinait à « l’instruction de [son] siècle ». Lequel, improprement dit des Lumières, en fut prodigue. Si nous nous sommes attardés sur Gibbon c’est que ce concentré de bobards a joui d’une longue faveur. Certes, les historiens de profession ont fini par le percer à jour mais sans grands résultats, leurs travaux restant confinés. Moyennant quoi, outre un certain courant de pensée qui lui trouve encore bien de l’agrément, les relents en restent tenaces. Et c’est ainsi que l’on passe à côté de la vraie morale de l’histoire. Parmi les causes immédiates du déclin de Rome, certaines sont « d’époque » : problèmes de transmission du pouvoir, aléas climatiques (IIIe siècle), épidémies (IIe-IIIe siècles). D’autres, par contre, seraient à méditer aujourd’hui : dépopulation, effondrement financier (Ve siècle), invasions (IVe siècle), panne sociale (en haut trop d’argent et de licence, une classe moyenne laminée par l’impôt, en bas trop d’esclaves).  Enfin, étendu de l’Ecosse à l’Arménie, l’empire était devenu ingérable. « Tu te sens vaincue par le poids de l’Empire » disait Juvénal. Pour le philosophe Léopold Khor « Partout où quelque chose ne va pas quelque chose est trop gros ». Olivier Rey  s’est attaché à illustrer cette thèse [7] et rappelle que politique vient de « polis », cette cité dont Aristote tentait déjà de définir la taille souhaitable pour le bien commun. Diviniser César  n’était sûrement pas la bonne réponse à ces problèmes.  D’autant plus que sur l’Olympe il y avait foule. C’est l’occasion d’une autre incrimination dans le procès instruit contre le christianisme : en détrônant les divinités diverses et variées du polythéisme le christianisme a, parait-il, « désenchanté » le monde. Savoir si le monde païen était enchanteur mérite examen.

(à suivre : Les gaîtés de l’Olympe)

A. de P.


[1] Sylvain Gougenheim, Aristote au Mont Saint-Michel, Paris, Seuil, 2008

[2] Olivier Hanne, Le génie historique du catholicisme, Paris, L’Homme Nouveau, 2016

[3] Jacques Heers, Le Moyen-âge une imposture, Paris, Perrin, 2008

[4] Michel de Jaeghere, Les derniers jours : la fin de l’Empire romain d’Occident, Paris, Les Belles Lettres, 2014

[5] Pour une histoire vraie du monachisme à l’époque considérée, cf. Yvan Gobry, Les moines en Occident, Paris, Fayard, 1997, tome 1

[6] http://www.persee.fr/doc/ahess_03952649_1978_num_33_2_293929

[7] Olivier Rey, Une question de taille, Paris, Stock, 2014

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