Acheter chat en poche n’est pas malin. Et quoi de mieux pour s’assurer de la qualité d’un produit que de connaitre l’avis de ceux qui l’ont pratiqué ? Il se trouve que les boniments sur les merveilles du paganisme c’est bien joli mais que, renseignements pris, les païens contemporains du Christ paraissent fatigués du paganisme, du moins dans l’empire romain matrice de l’Occident. Constitué autour de la Méditerranée, il s’était déployé du Proche-Orient à l’Ecosse mais, après la cuisante défaite de Teutoburg (an 9), s’était arrêté au Rhin et au Danube, laissant au-delà Germains, Teutons, Cimbres, Polanes et autres prédateurs à l’obscurité de ce que Tacite appelle « les sombres forêts de Germanie ». Moyennant quoi, faute d’écriture (pas de runes avant le 1er siècle) et d’un minimum de sociabilité, les états d’âme des adorateurs de Wotan ne sont pas connus. Quant aux païens de l’empire romain, force est de constater qu’ils n’avaient pas l’entrain de nos néo païens. Il y a bien quelques philosophes à être arrivés à la conclusion que toute chose ayant une cause, l’idée d’une Cause Première satisfaisait la raison ; mais « pour la grande masse des païens très ordinaires …attachés à leur religion de famille plus par tradition que par conviction, sans peut-être oser se le dire, tout cela était de l’histoire ancienne, du folklore et en tout cas du réchauffé » [1]. Tout ça est bien tiède.
Il faut bien avouer que la prolifération des divinités a quelque chose de maladif. Il y eut d’abord l’apport des dieux des Etrusques, qui n’en déplaise aux néo-païens, n’étaient pas des indo-européens [2]. Ensuite, aux dieux grecs [3] assimilés grosso modo aux dieux romains se sont ajoutés les dieux égyptiens et diverses divinités orientales dont le C.V. est encore plus embrouillé. Et pour faire bon poids, des mortels, héros morts ou empereurs vivants. Principe de précaution oblige, il y a même à Athènes un temple dédié au « dieu inconnu » : de peur d’en oublier.
Outre qu’ils sont, à l’exception des Olympiens, affligés de physiques ingrats, quand ils ne sont pas mi-hommes mi-bêtes, les dieux païens sont difficiles à vivre. Les missionnaires ont relaté la crainte obsédante du païen de désobliger un de ces dieux qui, grands ou petits, saturent son quotidien. Jadis, le psalmiste chantait à Yaweh « Je cours dans la voie de tes volontés et tu mets mon cœur au large » (ps. 118) et le Karen d’aujourd’hui à qui on demande ce que lui apporte le catholicisme répond : « la liberté ». Ceux qui sont tombés dans le catholicisme quand ils étaient petits mesurent sans doute mal cet « élargissement » ressenti par le converti.
Il faut tout aussi bien avouer que ces « immortels » ne disent rien de bien intéressant sur l’homme et le monde. « Qu’est-ce que la vérité ? » Pilate n’est pas le seul à se poser la question quand vient l’heure du Christ. D’aucuns cherchent la réponse dans le judaïsme. L’Empire compte alors 10% de juifs ce qui suppose des conversions. On sait qu’il y a aussi dans la bonne société romaine les « craignant-dieu », dont l’impératrice Poppée, qui ont adopté le dieu des Juifs sans suivre leurs usages. D’autres interrogent l’hermétisme où, « en dehors des vieilles idées dualistes de la tradition orphique artificiellement galvanisées, il n’y a guère qu’un tissu de rêveries cosmogoniques dont la complication laborieuse cache mal le creux » [4]. Ont aussi leurs adeptes les « religions à mystère » où, dans une quête personnelle, l’initié tente d’approcher un dieu qui souffre, meurt puis ressuscite. Ce schéma suffit à certains pour décréter que « l’appropriation culturelle » est la marque de fabrique du christianisme. Sauf que le copieur opportuniste pourrait ne pas être celui qu’on dit. La date de la Nativité est inlassablement donnée comme le type même de l’appropriation frauduleuse par le christianisme d’une fête païenne. Jean Bayet, directeur de l’Ecole française de Rome, voyait là une inversion accusatoire caractérisée [5] ; ce que l’historiographie n’a fait que confirmer depuis [6]. Il serait en outre honnête de prendre en compte ce que livre l’archéologie aux confins du monde bouddhique [7] ou encore telle tragédie de Sénèque [8] . Sans oublier le rôle des esclaves omniprésents dans la société romaine. Celse nous dit que beaucoup étaient acquis au christianisme. Inévitablement leurs maîtres païens leur ont fait des « emprunts ».
Tout aussi honnête serait de considérer que le peu que nous savons de ces cultes « à mystère » – dont « saint Paul semble ignorer jusqu’à la terminologie » [9] – est postérieur aux débuts du christianisme et que les dieux qu’ils mettent en scène s’originent dans des fables orientales quand le Christ est un personnage historique abondamment documenté. A la toute fin faudrait pas confondre les torchons et les serviettes : « Du myste, l’initiation ne faisait une créature nouvelle que pour quelque temps. Rien d’éthique dans ce mysticisme car rien de vraiment ontologique » [10]. Pas plus qu’un moulin à prières n’est l’équivalent du rosaire, le Christ n’est pas Adonis perfidement « relooké ». Ce morne avatar du vieux conte mésopotamien de l’éternel retour cher à Nietzsche, souffre, meurt malgré lui puis renaît prêt pour un nouveau tour. « Dans ces mystères souvent puérils, écrit Louis Bouyer, les hommes cherchaient, sans le connaître encore, un autre mystère.» Force est de convenir avec Chesterton que le paganisme, loin de poser une négation de Dieu, parait bien plutôt hanté par « l’absence de la présence de Dieu […] comme si quelque immense personnage avait tourné le dos au monde » [11]. De là « l’insondable tristesse » de la littérature païenne. Ceux qui ont pu encore « faire leurs humanités » comprendront.
De fait, les païens attendent quelqu’un. « L’idée qu’un roi sauveur doit venir en ces temps là de Judée est présente chez les peuples de l’Orient et cette attente était connue en Occident » [12]. Elle est si répandue que les historiens officiels en font état. Elle court « par tout l’Orient » (Suétone, Vie des douze césars, Vespasien, IV 9-10). « La plupart en étaient persuadés » (Tacite Ann. 5, 13,4) ; mais aussi Cicéron (De divina 11, 54), Flavius Josèphe, Dion Cassius. Depuis des siècles, les prophètes l’avaient annoncé à Israël et les Esséniens, qui l’avaient daté avec une étonnante approximation, s’étaient retirés au désert pour s’y préparer. De leur côté, les astronomes de l’antique Babylone l’avaient prédit plus de 1000 ans avant (calendrier de Sippar). En Occident, on connait par Virgile cet oracle de la Sibylle de Cumes : « Un enfant nouveau-né sous le règne de l’empereur Auguste éliminera la génération de fer et suscitera par tout le monde une génération d’or » (Bucoliques 4ème églogue) et saint Augustin (IVe siècle) rappelle celui de la Sibylle d’Erythrée : « Le Roi descend sur les siècles futurs pour régner dans la chair » (La Cité de Dieu 18,23). L’archéologie nous apprend que même les Gaulois vénéraient « la vierge qui doit enfanter » (Long-pont, Nogent-sous-Coucy, Chartres).
Un autre indice marque possiblement l’étiolement du paganisme. Le païen antique pratique un culte public aux dieux de la cité et à l’empereur ; un culte privé aux Lares protecteurs du foyer et aux Mânes, les âmes des morts qui, à la moindre négligence, reviennent tourmenter la famille. Cependant sa grande affaire est de connaître ce que lui réservent les dieux. Avant toute décision, magistrats, militaires, simples particuliers consultent les oracles et plus communément les devins. Haruspices, auspices, augures, lisent la réponse dans le foie des poulets voire d’êtres humains [13]. Toutefois il y a ce mot de Caton l’Ancien rapporté par Cicéron dans De divinatione (II 24) : « deux augures ne peuvent se regarder sans rire ». Il y a aussi ce traité de Plutarque (IIe siècle) sur La disparition des oracles. Il y relate un fait qu’il tient d’un témoin direct, précise-t-il. Sous le règne de Tibère les passagers d’un navire arrivé en vue de l’ile de Paxos ont entendu une voix ordonner à Thamous, le pilote, de crier « le grand Pan est mort ». C’était au soir de la Crucifixion « Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins le bruit s’en répandit à Rome et Thamous fut mandé par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit au point de s’informer et de faire des recherches ». Selon le Pr Philippe Borgeaud [14], la chose a longtemps été considérée comme l’avis de décès du paganisme. Et en vérité Pan est mort, de vieillesse tout bonnement. L’empereur Julien (IVe siècle) et d’autres tenteront de le réanimer, en vain. « La religion romaine va évoluer vers le monothéisme et préparer la place au christianisme. Par réaction, au 3ème et 4ème siècle, le paganisme retourne aux formes du passé mais inutilement car il a définitivement perdu la partie » [15]. Soit une lente maturation conduisant inexorablement à des mutations.
Les néo païens abominent pareille idée. Décidés, pour des raisons qui leur appartiennent, à nous vendre à tout prix un produit périmé, ils ont élaboré une narrative où s’affrontent sans merci un « ange de lumière » et un « anachorète disgracieux ». Encore faudrait-il que les motifs allégués soient recevables. A en croire Celse, le « vivre-ensemble » serait impossible avec des gens proprement infréquentables. Selon les spécialistes, il se borne à colporter des ragots dont ils ont fait justice [16]. Au vrai, comme l’écrit au 2ème siècle un auteur anonyme à un certain Diognète : « les chrétiens ne sont distingués du reste des hommes ni par leur pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre ; ils n’ont pas d’autres villes que les vôtres, d’autres langages que celui que vous parlez ; rien de singulier dans leurs habitudes. […] ils se conforment pour le vêtement, la nourriture pour la manière de vivre, aux usages qu’ils trouvent établis. […] Comme les autres, ils se marient, comme les autres ils ont des enfants » [17]. Outre cette conformité sociale, ajoutons que, légionnaires ou fonctionnaires, ils servent loyalement l’empire et que, là où ils sont présents, la résistance aux invasions, évêques en tête, sera nettement plus musclée. Enfin, lorsque la chute sera consommée, ils sont si peu ennemis de la civilisation antique qu’ils en ramasseront soigneusement les débris [18].
Par ailleurs, le monothéisme peut être, pour A. de Benoist, le « reflet d’une aspiration régressive vers l’unique » [19] mais il ne devait pas tant scandaliser les polythéistes de l’empire vu qu’il était déjà professé, dans sa version judaïque, par un habitant sur dix. Une vaste diaspora qui, loin d’imiter le conformisme social des chrétiens, n’en constitue pas moins une « communauté influente et respectée » selon le site akadem, pôle multimedia du Fonds social juif unifié [20]. Cette diaspora rend ouvertement un culte à un dieu unique, jaloux de surcroît. Comme il n’est pas question d’effigie de César dans la synagogue, elle est exemptée de culte à l’empereur moyennant une « dévotion à la famille d’Auguste » et la circoncision lui est permise en dérogation au droit romain. Mieux encore « le monothéisme juif exerce même pendant les deux premiers siècles de notre ère une séduction réelle. Les conversions au judaïsme n’ont rien d’exceptionnel ». A preuve, ce Tombeau des Rois, une des quatre propriétés de la France à Jérusalem, édifié pour les membres d’une famille princière kurde convertie. Sans doute cette influence n’est-elle pas sans susciter parfois quelques rigueurs administratives mais de conflit ouvert, il n’y en eut qu’en Judée. Dans l’impatience de la restauration du royaume d’Israël, les habitants se soulèveront contre l’occupant romain à deux reprises (66-70 et 132-135). Plus obscure est la guerre de Kitos (115-117) en Mésopotamie, où Trajan, en guerre contre les Parthes, fut pris à revers par un soulèvement juif. Pour autant, observe-t-on, la licéité du judaïsme ne fut pas remise en cause,
On en vient dès lors à se demander pourquoi des empereurs s’efforcèrent trois siècles durant de noyer le monothéisme chrétien dans le sang. La réponse obligée est qu’en refusant de rendre un culte à l’empereur, ses adeptes faisaient preuve d’un incivisme inacceptable. En somme, les chrétiens ne l’auraient pas volé. Soit. Pourtant ils n’étaient pas seuls à tenir cette position. L’universitaire Christiane Saulnier a d’ailleurs réexaminé à nouveaux frais cette idée reçue : « les persécutions représentent un phénomène complexe : aux cas singuliers qui jalonnent la fin du Ier siècle, se substituent au IIe s. des flambées de violences, ponctuelles et sporadiques. Le cadre juridique dans lequel s’exerce la répression est celui du droit des associations. » [21]. A ce titre la correspondance entre Trajan est Pline le Jeune est significative.
Pline est gouverneur de Bithynie. En 112, la capitale Nicomédie ayant subi un grave incendie, il envisage de créer un corps de pompiers, une « communauté de 150 hommes ». Trajan refuse « Quelque raison que nous ayons de former un corps de plusieurs personnes, il se fera des assemblées ». La crainte des « associations » de quelque nature qu’elles soient, toujours susceptibles de se transformer en groupes politiques, avait conduit Auguste à les interdire. C’est sur ce terrain que Pline aborde la question des chrétiens. Ils lui ont été dénoncés par des lettres anonymes, procédé que Trajan juge « peu digne de notre époque » mais très courant contre les chrétiens. Ayant pris la peine d’enquêter, Pline constate honnêtement : « à un jour marqué ils s’assemblaient avant le lever du soleil et chantaient tour à tour des vers à la louange du Christ ». Si ce n’est le fait qu’ils s’assemblaient, les chrétiens ne faisaient rien de répréhensible et étaient gens de bonnes moeurs. Philosophe mais juriste, Pline se distingue ici des intellectuels du temps. Suétone, Celse, Tacite, et même Marc-Aurèle, empereur philosophe admiré et néanmoins persécuteur féroce. Totalement indifférents au phénomène chrétien, ils reprennent à leur compte les fakenews sur de prétendues mœurs infâmes qui, répandues larga manu, servent à agiter les foules à point nommé. Trajan répond à Pline que : « s’ils sont accusés et convaincus il faut les punir. Si pourtant l’accusé nie être chrétien qu’il le prouve en invoquant les dieux ». Et le Pr. Saulnier de poursuivre : « Contrairement à une opinion couramment répandue, on constate que les chrétiens n’ont pas été condamnés pour leur refus de rendre les honneurs divins aux empereurs ; le culte du souverain et des dieux de Rome est plutôt une épreuve qui intervient au cours des interrogatoires, postérieurement à leur inculpation ». Etre chrétien est donc le chef d’accusation et l’objectif des « interrogatoires » est de faire abjurer l’accusé. Faute de quoi c’est la mise à mort avec une cruauté remarquablement inventive.
Madame Saulnier en conclut que « la généralisation de la persécution n’est pas liée au renforcement [de la théologie du pouvoir impérial]. En revanche quand Constantin reconnait l’Eglise comme une association de plein droit [en 313]… il jette les bases d’une nouvelle légitimation fondée sur la typologie chrétienne de la monarchie divine…Pourtant contrairement à ce qu’on pourrait penser, la référence à d’autres références religieuses n’offrait pas de rupture profonde avec le passé mais confirmait au contraire une évolution remarquablement cohérente depuis Auguste ». Nouveau constat d’un processus évolutif. La question de savoir à quoi exactement la persécution était « liée » reste toutefois irrésolue. Car enfin le pouvoir impérial qui admettait le monothéisme juif s’est employé à éradiquer le monothéisme chrétien. Les deux honoraient pourtant le Dieu de l’Ancien Testament. Certes les chrétiens – Juifs eux-mêmes à l’origine – y ajoutaient un Nouveau Testament où ce Dieu est doté d’un Fils venu dans la chair, mort sous Ponce Pilate et est ressuscité. Scandale pour les Juifs orthodoxes ? Soit. Mais en quoi était-ce l’affaire des païens ? N’est-ce pas Pilate qui rétorqua aux juifs venus se plaindre de l’écriteau apposé sur la Croix « Est-ce que je suis Juif moi ? »
A. de P.
[1] Lucien Jerphagnon, Histoire de la Rome antique, Paris, Fayard, 2016
[2] Dominique Briquel, Étrusque(s) et Indo-Européens(s), dans Topoi, volume 2, 1992, p. 121-130
[3] « En Grèce l’essentiel de la religion n’est sûrement pas indo-européen », Georges Dumézil, L’idéologie tripartite des indo-européens, dans Latomus, Tome XXXI, 1958, p. 58
[4] Louis Bouyer, La Bible et l’Evangile, Cerf, 2009
[5] Jean Bayet, Histoire politique et psychologique de la religion romaine, Paris, Payot, 1957
[6] Cf. Le crépuscule de Sol invictus
[9] Louis Bouyer, op. cit.
[10] Louis Bouyer, Le mystère pascal, Paris, Cerf, 2009, p. 21
[11] Chesterton, L’homme éternel, DMM, 2004, p. 29
[12] Sedes sapientiae, n° 138, déc. 2016
[13] Cf. Les gaités de l’Olympe
[15] Jean Bayet, op. cit.
[16] Cf. Nouvelle droite : « La vérité si je mens ! »
[17] Lettre à Diognète
[18] Cf. Le christianisme m’a tuer
[19] Alain de Benoist, Vu de droite, ed. Le Labyrinthe, 2001
[20] http://akadem.org/medias/documents/5_juifs-dans-lempire-romain.pdf